La mûre : un fruit sous-estimé !

On la confond parfois avec la mûre qui pousse sur les ronces, sur ces buissons épineux qui envahissent les haies (rubus fructicosus), et dont on cultive certaines espèces améliorées dans les jardins. On parle là de mûre ou de mûron, en Suisse meuron. En allemand Brombeer.

Non, je vous parle ici des mûres qui poussent sur les mûriers (morus). Il existe des mûriers blancs et des mûriers rouges ou noirs, ainsi nommés d’après la couleur de leurs fruits. On les cultivait il y a encore peu de temps pour leurs feuilles, aliment de prédilection du ver à soie (bombyx), surtout celles du mûrier blanc. Maintenant, les pépiniéristes vendent des mûriers stériles pour la décoration, beaucoup plus pratique sans ces fruits qui tombent et salissent le sol...

Lors de mon séjour à Perpignan, entre 2011 et 2015, nous avons collectionné avec mon ami Jean-Claude des graines de tous les mûriers alentour dans l’idée de constituer un petit conservatoire de mûriers (merci à Yves de nous en avoir indiqué d’excellents !). C’est un de mes fruits préférés depuis des décennies. Un ami nous en a aussi rapporté d’Espagne, de belles grosses mûres rouge sombre particulièrement savoureuses. Nous en avons semé toute une série, à côté d’autres espèces d’arbres fruitiers.

Puis nous avons décidé d’émigrer au Portugal, dans l’espoir de trouver un terrain où créer un nouveau centre d’accueil et d’enseignement instincto. Certains arbres avaient déjà 1m50 à 2m, nous les avons tous transportés dans une remorque, figuiers, bananiers, néfliers, orangers pamplemoussiers, vignes etc. serrés les uns contre les autres, une vraie pépinière sur roues ! Puis en attendant de trouver le terrain idéal, nous les avons plantés dans le terrain qu’un ami bienveillant avait mis à notre disposition. Avec les semis qui ont suivi et quelques scions achetés sur le marché, nous en avons maintenant autour de 600.

Le but était de créer une forêt fruitière, avec tous les avantages écologiques qu’elle peut représenter, et même un peu plus : une recherche éco-agrologique destinée à démontrer que le rendement en calories et en nutriments d’une forêt fruitière pro-génétique (comportant des espèces de fruits auxquelles la génétique humaine est adaptée) serait suffisant, voire supérieur à celui des monocultures de céréales et Cie, même à court terme, afin de parer aux problèmes de famine dans le monde. Pour plus de détails : www.humanecogenetics.com

Et voilà que les années sont passées, sans que nous trouvions ni le terrain ni surtout l’argent pour acheter quelques hectares bien situés. Les prix ont atteint des hauteurs vertigineuses en Algarve, la faute au tourisme, surtout aux Anglais et Allemands qui achètent des terres à prix d’or pour y passer leurs vieux jours. D'année en année, tous nos arbres ont grandi. Les 3000m² que nous avions à disposition, antérieurement de terre nue, sont devenus une petite jungle style permaculture.

On en reparlera, le jour où ces arbres auront été transplantés dans des terres définitives. Cette époque ne paraît depuis peu pas si lointaine... Mais ce que je voulais vous raconter aujourd’hui concerne nos mûriers. Ceux qui totalisent quelque 7 ans depuis le semis mesurent jusqu’à 4m50. Il y en a des blancs, des rouges, certains donnent des mûres depuis deux ans. Tout particulièrement, l’une des graines venues d’Espagne a donné un arbre étonnant.

Couvert de mûres mûres du 5 mai jusqu’au 13 juin, nous en avons fait des monodiètes merveilleuses. Des fruits fondants et sucrés, savamment parfumés, juteux, gros parfois comme deux phalanges. Il est vrai que les adeptes de la cuisine ou de la crusine n’y trouveraient pas le même plaisir. Mais pour des instinctos de longue date, difficile d’inventer mieux dans la famille des moracées.

Je me souviens d’avoir goûté une première mûre après la dernière guerre, il y a plus de soixante-dix ans, alors que j’étais à fond dans le cuit et les viennoiseries. La saveur m’avait paru peu agréable, comme un peu pharmaceutique. Eh bien, ce goût-là, c’est celui qui correspond à l’arrêt instinctif propre à ce fruit encore assez proche du sauvage.

Les fruits actuellement cultivés et disponibles sur le marché sont tous issus d’une intense sélection artificielle, qui remonte à des générations, et leur a garanti des saveurs faciles, permettant de les consommer à côté de la surcharge permanente et des troubles métaboliques que produisent les aliments cuisinés. Les mûres semblent être passées à côté de ce nivellement par le bas : elles ont, lorsque le corps est exempt de surcharge et de troubles, une saveur qu’aucun culivore ne saurait imaginer. Ni le meilleur des confiseurs. Et elles virent nettement au désagréable lorsque le besoin est couvert.

Un parfait exemple du pari que l’on peut faire en fuyant la prison culinaire. Il faut quelques temps pour que les surcharges et les troubles s’estompent, d'ici que les sens de l’odorat et du goût puissent fonctionner normalement. On découvre alors que la nature sauvage avait prévu pour les consommateurs des niveaux de plaisir de loin plus élevés que ceux des meilleures préparations culinaires. Des saveurs dont rêvent tous les abonnés du Guide Michelin, et qu’ils ne trouvent jamais. D'où leurs parcours interminables.

Car on ne peut pas trouver ces saveurs originelles, ni dans leur intensité ni dans leur raffinement, en passant par l’artifice. Les meilleures recettes tentent de s’en rapprocher, c’est ce qui fait le charme des cordons bleus. Mais le niveau de jouissance, la profondeur des sensations gustatives, le bonheur de la déglutition – et le bien-être digestif – sont bien loin d’être atteints. Cela tout simplement parce que les sens sont programmés génétiquement pour fonctionner avec des saveurs originelles. Les saveurs artificielles peuvent avoir des aspects éblouissants, mais jamais la puissance ni la pureté ni la profondeur des saveur naturelles.

Et voilà qu’un simple petite graine, à travers chambardements et transplantations, a su donner un arbre aux fruits proprement magiques. Juste un problème de concurrence : les oiseaux du coin les apprécient autant que les instinctos (ils n’ont jamais eu leurs papilles gustatives endommagées par la cuisine, ni le métabolisme surchargé). L’année passée, pas moyen de cueillir une mûre mûre, des becs avides dotés d’ailes plus rapides que nos pieds se chargeaient de les transformer en une nombreuse progéniture. De sorte que ce printemps, la seule solution a été de protéger les arbres avec du filet contre des armées de merles et de passereaux de toutes sortes.

Pas très facile à mettre en place, mais bonne surprise : le filet, noué autour du tronc, s’est chargé de récolter les fruits, comme vous pouvez le voir sur la photo. Les fruits mûrs tombent et roulent jusque dans des culs-de-sacs où ils se réunissent, il n’y a plus qu'à retourner le filet dans un récipient. Avec l’avantage que seuls les plus mûrs se décrochent sous l’effet du vent ou de quelques secousses appliquées sur le tronc. Bizarrement, les oiseaux n’ont même pas l’idée de venir picorer les fruits accumulés dans le filet. Ce procédé de récolte ne semble pas prévu dans leur programmation génétique…

Tout cela pour dire que la nature est la plus belle chose au monde, qu’elle sait nous combler de cadeaux les plus savoureux qu’on puisse imaginer, et qu’il suffit d’une petite graine chanceuse pour nourrir plusieurs bouches humaines pendant cinq semaines par année… Gageons que sans cuisine, les problèmes de famine dans le monde n’existeraient pas, en-dehors de cataclysmes exceptionnels.

Et que, peut-être, le fait pour l’humanité de comprendre que la cuisine est une mauvaise farce (le cas de le dire !) qui nous prive de la capacité même de ressentir la transcendance des plaisirs naturels, pourrait résoudre bien des problèmes écologiques, en substituant des arbres comestibles aux champs de céréales qui condamnent ce qui nous reste d’humus. Du même coup, des arbres partout, un sacré plus pour le climat...