Qu’y a-t-il au-delà de l’amour ?

Un bébé… une famille… le plaisir… pourquoi l’amour devrait-il avoir un but… répondront quelques uns.

Je me souviens encore d’une conversation avec l’un de mes professeurs, éminent philosophe, au lendemain du bac. À 18 ans, le fait que la vie n’aurait d’autre but que sa propre reproduction me paraissait un cercle vicieux sans intérêt : « Alors, je fais mes études, je me marie, je grossis, je fais des enfants, mes enfants font des études, se marient, grossissent, font des enfants, et ainsi de suite… vous trouvez que ça mène à quelque chose ? ». Je ne sais plus ce qu’il m’a répondu, mais rien qui ait su me convaincre.

Bien que rationaliste et matérialiste au nom du fameux « rasoir d’Ockham », j’avais toujours éprouvé comme un sentiment de vide, quelque chose en moi qui attendait d’être comblé et que seuls quelques épisodes amoureux avaient su me faire oublier. Une impression que la vie quotidienne ne m’apportait pas ce que réclamait ma nature profonde.  Je ne savais pas le moins du monde où chercher, peut-être la Science ? La Religion ? La Musique ?

Amour et sexe : contradiction fondamentale ?

Un autre point qui me turlupinait, c’était que l’amour s’exprime par le sexe. Qu’est-ce que le Bon Dieu a donc fabriqué là pour une contradiction fondamentale : pourquoi les sentiments d’amour, que l’on éprouve comme quelque chose d’éthéré, d’orienté vers le ciel et les étoiles, finissent dans des histoires de cul, bassement terrestres et souvent répugnantes – au mieux dans une tâche biologique de reproduction... Mais là, de nouveau, le cercle se fermait sur lui-même : à quoi bon se reproduire si c’est pour reproduire l’inutilité de l’existence et de ses propensions libidinales ?

Bon an mal an, la vie a continué son petit bonhomme de chemin, études universitaires, conservatoire, fiançailles, mariage, sans pour autant dissiper mon malaise fondamental. Puis elle m’a asséné le coup qu’il me fallait pour me faire ouvrir les yeux : un cancer. Un sarcome lymphoblastique du pharynx, pour les spécialistes, qui me laissait à l’époque une chance sur cinq de survie à cinq ans. C’est-à-dire que je me trouvais condamné à mort à brève échéance, avec recours en grâce fort improbable.

Que faire dans une situation pareille ? J’avais la possibilité ou bien de me lancer dans toutes les jouissances possibles pour le temps et la force qui me restaient (ce que m’ont conseillé mes médecins), ou au contraire de consacrer mes derniers jours à une recherche intensive du sens de l’existence, et subsidiairement des causes des maladies et autres souffrances humaines.

Tout reprendre à zéro

J’ai choisi la seconde option, tout reprendre à zéro. Bien qu’athée, je me suis mis à prier : « Seigneur – si tu existes – donne-moi d’être à Ton service... ». Ou encore: « Donne-moi d’être au service de la Vérité – si elle existe... ». En bon cartésien, je ne voulais pas présumer de l’existence de ce qui était peut-être à démontrer. Aujourd’hui, j’ai sincèrement le sentiment d’avoir gagné mon pari. Au moins sur deux tableaux.

Une « vérité » existe, pour commencer par la base, sur le plan de l’alimentation. Elle consiste à respecter les lois naturelles auxquelles obéissent tous les animaux du monde pour se nourrir. C’est ce que j’ai appelé l’instinctothérapie : savoir reconnaître ce que le corps demande, et ne pas lui infliger d’aliments inutiles ou nocifs au nom du plaisir du palais. Il semble logique, effectivement, de qualifier de contre-vérité toute pratique alimentaire visant à obtenir du plaisir pour le plaisir, alors que le but naturel de l’alimentation est l’entretien du corps. Un plaisir trompeur est par définition une perversion, donc une forme de mensonge. Il s’obtient en déjouant les mécanismes naturels, au détriment de l’intégrité de l’organisme, sans oublier les conséquences écologiques néfastes que cela ne manque pas d’avoir.

Une autre façon de définir cette « vérité alimentaire », c’est de partir de la notion d’ordre et de désordre. Les fonctions vitales, notamment le métabolisme et les fonctions immunitaires, se déroulent dans les limites d’un « ordre moléculaire », c’est-à-dire d’un ensemble fini de molécules déterminées par la nature. Si l’on sort de ce cadre, en introduisant dans le corps des molécules nouvelles, produites par la chimie culinaire ou par la chimie industrielle, on lui pose autant de problèmes organoleptiques, biochimiques ou immunologiques qu’il ne saura pas forcément résoudre, ne disposant pas des mécanismes sensoriels, enzymatiques et immunologiques nécessaires. Cela parce que sa programmation génétique est a priori adaptée à l’ordre moléculaire naturel.

Lois naturelles de l'amour : quels critères ? 

On peut donc définir comme loi naturelle de l’alimentation le fait de se nourrir en obéissant aux signaux sensoriels par lesquels l’organisme manifeste ses besoins et en évitant toute altération des aliments. C’est finalement très simple, et se vérifie aisément par l’expérience : on constate que les troubles et maladies ordinaires régressent ou ne se manifestent pas.

Mais comment définir les lois naturelles de l’amour, donc les règles de comportement relationnel qui correspondent à la nature humaine et à la nature des choses ? En existe-t-il forcément dans un domaine profondément influencé par la culture comme le sont l’amour et la sexualité ? Il fallait pour commencer définir clairement ce que l’on peut entendre par loi naturelle dans un domaine aussi complexe.

Je suis parti d’un critère purement empirique en passant, si l’on peut dire, par la négative : désobéir à une loi naturelle, pour que celle-ci ait un sens, doit amener à quelque chose de contraire à l’harmonie naturelle du vivant, par exemple à une souffrance ou à une contradiction. Il suffit donc d’identifier ce qui, dans les comportements observables, amène à des situations douloureuses ou conflictuelles, et d’en extraire les conduites qui garantissent au contraire le bonheur et l’harmonie. De là peuvent alors se déduire les lois naturelles en question.

Un comportement amoureux qui conduit à la reproduction obéit a priori aux lois naturelles. Avoir des enfants répond très certainement à un instinct fondamental. Une jeune mère et un jeune père ressentent une plénitude qui va bien au-delà d’un satisfecit d’ordre social ou culturel. La reproduction de l’espèce est une nécessité biologique. Donc, un amour qui y conduit devrait fondamentalement ne rien avoir de contraire à la nature.

Entre sophisme et tautologie

Et, pourtant, ce raisonnement classique est un sophisme ! Il se base sur une prémisse qui n’est pas forcément vraie : celle qui voudrait que toute forme d’amour physique ait pour but naturel la reproduction. En effet, une forme d’amour physique visant par nature à autre chose que la reproduction et finissant dans la reproduction serait l’objet d’une déviation, par conséquent contre nature. Nous sommes donc face à une tautologie : on part de l'idée que le but naturel de l'amour est la seule reproduction, pour conclure qu'un amour aboutissant à la reproduction est un processus naturel.  Examinons donc le problème de plus près.

La vie de couple est bien souvent, si ce n’est toujours, vouée à une sorte d’ennui, d’insatisfaction, que l’on comble par toutes sortes d’activités, loisirs, sport, tourisme, soirées, alcool, vidéos X. Les conjoints ressentent malgré eux des poussées d 'impatience, d'agressivité mutuelle. On passe trop vite de la lune de miel à la lune de fiel. Bien des mariages finissent dans le divorce (jusqu’à 72 % dans les pays européens), d’autres se confortent dans un modus vivendi qui ne répond pas aux attentes réelles des individus, qu’ils s’en déclarent satisfaits ou non. Cette situation laisse penser que le confinement de l’amour dans une relation binaire, même si elle aboutit à la procréation, n’est pas conforme aux lois naturelles telles que nous les avons définies.

Le couple, nécessaire ou délétère ?

Mais attention : il serait trop simple de déduire du fait que le couple fonctionne mal une condamnation du couple en soi comme étant contre nature. Le couple reste un gage de réussite pour les soins et l’éducation des enfants, de stabilité pour la famille. Sa nuisibilité peut provenir d’une certaine façon de concevoir la vie à deux, de concevoir l’amour ou la sexualité à l’intérieur du couple, qui serait contraire aux lois naturelles et cause de tant d’échecs. Le problème reste singulièrement énigmatique. Il faut bien qu’il soit impénétrable pour que depuis des siècles cette situation se pérennise sans qu’aucun théoricien, théologien, moraliste, psychanalyste ou sexologue n’ait su en déchiffrer les causes ou esquisser une solution !

Il est pourtant clair que l’amour, et sa parente la sexualité, ne peuvent être ramenés à la fonction biologique de la procréation. Ils continuent tous deux à exister bien après qu’une famille ait vu ses rejetons devenir adultes. La contradiction est encore plus criante dans le cas de l’homosexualité. Là, l’amour et les pulsions sexuelles existent indépendamment de toute fonction de reproduction. Plus étonnante encore est la question œdipienne, l’enfant aurait des pulsions amoureuses et sexuelles dès le plus jeune âge, bien avant la maturité. Il serait bien difficile de ramener l’ensemble de ces faits à un simple instinct de reproduction.

La chose se conçoit certes pour l’animal : les approches entre partenaires et les copulations sont généralement synchronisées avec les périodes de rut. Mais la configuration des instincts est manifestement différente chez l’être humain. Les primates les plus proches de nous manifestent déjà des comportements sexuels dont le but n’est pas lié à la reproduction. Frans de Waal, le premier éthologue à avoir observé les frasques sexuelles des bonobos, les interprète  comme un moyen de résoudre les conflits entre membres du groupe. D’autant plus étonnant que la sexualité est chez les humains plutôt source de conflits…

La question clé

Quoi qu’il en soit, la logique – doublée d’un brin de modestie – veut que l’on se pose cette question fondamentale : quelle pourrait être, au-delà de sa fonction biologique, la finalité de l’instinct amoureux et sexuel humain ?

Certains ne manqueront pas d’arguer qu’une fonction biologique n’a pas forcément un but. Elle pourrait n’être que le vestige d’une antique évolution. Ce qui revient à dire que l’instinct existerait sans autre finalité que le plaisir. C’est la thèse qu’a défendue Freud, et qui est encore à la base de la psychanalyse. On ne peut réfuter a priori cette hypothèse. Elle bute toutefois sur une réalité concrète qui suffit à l’infirmer : pratiquer la sexualité pour le seul plaisir conduit à une insatisfaction profonde, à un « ennui sexuel » qui mine alors la vie de couple et peut générer des conflits irréversibles.

Bien des relations amoureuses, au début très intenses, voient bien vite le plaisir disparaître, la répétition des tentatives ne fait qu’aggraver le vide relationnel ; puis apparaissent régulièrement des pulsions adultères avec leurs corollaires : les souffrances et les conflits internes inhérents à la jalousie ou au mensonge ; difficile alors de faire taire les pulsions agressives dirigées contre le partenaire. Néanmoins, l’attachement subsiste et provoque des tensions et des souffrances, souvent traumatisantes en cas de séparation. À moins que l’on s’installe dans une indifférence mutuelle doublée d’une complicité ludique, mais celle-ci est alors la cause d’un désenchantement, d’une banalisation des relations qui laisse tout autant l’impression d’un échec existentiel.

L'erreur fondamentale de Freud

À y regarder de plus près, le postulat freudien qui veut que les pulsions sexuelles non vouées à la reproduction (dites polymorphes) aient pour seul but un « gain de plaisir » est en soi une aberration.  Aucun instinct n’a pour but la sensation de satisfaction inhérente à sa réalisation. L’instinct alimentaire, par exemple, s’accompagne d’un plaisir, mais vise à l’entretien du corps. Il y a toujours, au-delà du plaisir, une finalité utile à la survie de l’individu ou de l’espèce.

Cela découle directement des lois de l’évolution : une activité instinctive visant au seul plaisir placerait les individus dans une situation de faiblesse et de danger. La perte de temps et d’énergie inhérente à une recherche de plaisir sexuel, l’exposition aux risques de toutes sortes que cela représenterait dans la nature, mettraient manifestement l’espèce dans une situation d’infériorité par rapport à ses concurrentes, et les lois de la sélection naturelle en garantiraient l’élimination. Un animal qui serait attiré par des baies vénéneuses perdrait des points face à ses prédateurs et aurait moins de chances de survie que ses congénères repoussés par les mêmes baies.

La nécessité pour un instinct d’avoir une utilité est une loi très universelle. Elle s’applique notamment au comportement des bonobos : si leur étonnant pansexualisme a pour effet la résolution des conflits intragroupes, il est effectivement favorable à la survie de l’espèce.

La situation se transpose difficilement à l’être humain, si l’on compte le nombre de  conflits qui découlent précisément de l’instinct sexuel. Affirmer que les pulsions polymorphes ne visent qu’au seul plaisir mérite donc un examen critique et non une acceptation gratuite, comme celle qui a marqué le développement de la morale depuis plus d’un siècle.

Alors, quelle finalité ?

Une attitude plus rationnelle veut que l’on s’interroge sérieusement sur cette question : n’y aurait-il pas, au-delà des pulsions amoureuses et sexuelles que nous ressentons comme un gage de bonheur et de plaisir, une finalité que nous ignorons ou que nous aurions oubliée ?

C’est là qu’un enchaînement d’événements m’a été nécessaire pour y voir un peu plus clair : mariage, cancer, redépart à zéro, remise en question de l’ensemble du système de valeurs et, surtout, apparition de phénomènes extrasensoriels en grand nombre, dans certaines situations amoureuses et sexuelles particulières. Je ne me suis bien sûr pas appuyé sur ma seule expérience personnelle ou conjugale pour conclure. Mais il s’est produit en 1976, alors que nous avions défini quelques règles qui allaient fonder la théorie de la métasexualité, une véritable explosion de phénomènes de voyance, chez une vingtaine de personnes plus ou moins proches. Puis ce phénomène s’est reproduit chez une cinquantaine d’autres personnes à l’époque de Montramé, dans les années 80 et 90, et encore tout récemment dans un bon nombre de cas. Tous ces "branchements" à l'extrasensoriel, principalement des phénomènes de voyance, se sont manifestés en rapport avec certaines formes de relations amoureuses. Il a été possible d'en extraire une série d'invariants que l’on peut considérer comme autant de lois naturelles de l’amour.

D’où le postulat, qui me paraissait d’abord très aventureux : la partie non reproductionnelle de l’instinct amoureux et sexuel humain aurait pour but le développement métapsychique. C’est-à-dire que l’amour, s’il était vécu selon ses lois naturelles, permettrait à chacun de développer des facultés médiumniques aujourd’hui réservées à de rares individus. C’est un changement complet de paradigme social qui en résulterait, une autre façon de percevoir l’univers et le sens de l’existence, dont il est difficile d’imaginer toutes les conséquences. Comment se fait-il qu’on n’en trouve nulle part, dans une culture pourtant évoluée comme la nôtre, les moindres traces...

Confirmation surprenante

Ma surprise a été d’autant plus grande, il y a maintenant une cinquantaine d’années, d’entrevoir une parfaite description de ces règles et de ce postulat dans un triptyque parmi les plus célèbres. Le Jardin des Délices de Jérôme Bosch n’est en effet pas autre chose, bien que soigneusement crypté, qu’un exposé des différentes règles et modalités caractérisant cette forme d’amour physique. Pour ceux qui désirent approfondir le sujet, j'en donne une analyse détaillée, constituant du même coup une forme d’initiation à cette dimension aujourd’hui oubliée de l’amour, dans le livre que je lui ai consacré : « Jardin des Délices : le Secret du Futur ? ». Ils y trouveront également, en  seconde partie, le récit des principales expériences vécues qui ont amorcé cette incroyable découverte.

On en déchiffre également certains éléments dans divers enseignements ésotériques, par exemple dans le tantrisme ou dans l’enseignement de Gurdjieff. Mais l’iconographie de Bosch, pour peu qu’on en ait les clés, est extraordinairement précise et parlante. Peut-être mieux adaptée à nos esprits occidentaux – bien qu’il faille faire une jolie marche arrière par rapport aux convictions matérialiste et moralistes pour en saisir le message. On en retrouve une autre représentation, très succincte, dans le Printemps de Boticelli. Mais rares sont dans notre culture les vestiges de cet Éros adamite. Il a disparu, semble-t-il, avec la fameuse Chute à laquelle nous renvoie la Genèse, et disparaît au cours de chaque existence au moment du passage de la « magie infantile » à la forme dite adulte.

Un enjeu capital

Cette perte ne serait pas grave si elle n’avait pas des conséquences catastrophiques dans notre vie quotidienne, voire sur l’histoire de notre civilisation. Le vide existentiel, les problèmes de couple, l’éducation des enfants, les conflits sociaux, les dérives religieuses, la fuite dans les superstitions, la pornographie et la prostitution, on ne compte pas les effets pervers de l'aliénation de cet instinct primordial. À plus large échelle, ce sont les conflits de culture, les inimitiés entre nations, les guerres et les génocides que l’on peut inscrire au même palmarès. La métapsychanalyse telle que je l’ai conçue a précisément pour objet de mettre en évidence les mécanismes psychologiques, pour la plupart inconscients, qui font passer de la perte de cet Éros originel aux altérations des vécus individuels et collectifs.

L’acquisition que je crois la plus significative est celle que j’ai baptisée « analyse transpulsionnelle » : étude de la confusion qui s’installe à la puberté entre les pulsions propres à l’Éros originel, restées victimes de frustrations et de dégradations, et les pulsions propres à la reproduction.

Ces deux dimensions de l’amour devraient s’intégrer harmonieusement, mais les pressions pulsionnelles, les angoisses et les tendances agressives issues du refoulement, catalysées par les stéréotypes en vigueur, donnent à la sexualité dite normale un caractère pervers et désenchanté qui, justement, la désolidarise de ce que l’on peut appeler la magie amoureuse, porte des étoiles débouchant sur l’extrasensoriel. L’individu est alors condamné à vivre l’amour sur un mode paradoxal, qui le condamne au vide intérieur et le prive du développement métapsychique indispensable à un accomplissement spirituel authentique, avec les répercussions que cela peut avoir en termes de société de consommation et de catastrophe écologique…