Bonheur : le Plaisir de l'Âme ?

Partons de la maxime renversée : le Plaisir, Bonheur du Corps.

C’est là une loi naturelle fondamentale. Il est nécessaire que le plaisir indique ce qui est utile au corps, afin que chacun soit porté à rechercher ce qui est bon pour sa santé. Si le plaisir marquait ce qui fait du mal, on serait constamment tenté de nuire à son propre organisme.

Cette loi découle directement de celles de l’Évolution : une espèce chez qui le plaisir accompagnerait des comportements nuisibles à l’individu aurait vite fait de s’éteindre. Ainsi, respirer de l’air pur est ressenti comme un plaisir, de même manger des fruits bénéfiques pour la santé, avoir une activité physique appropriée, un sommeil profond et sans trouble.

Le plaisir physique balise les comportements qui garantissent la bonne évolution de l’organisme. On le voit encore mieux chez l’enfant : il a du plaisir à manger car c’est indispensable à sa croissance ; du plaisir à bouger car c’est nécessaire au développement de ses muscles et de ses articulations ; du plaisir à jouer, car cela garantit la bonne évolution de son cerveau.

La nature est ainsi faite : la sensation de Plaisir conduit à faire ce qui est utile au corps. Y aurait-il un balisage équivalent au niveau de l’âme ? Ma réponse est « oui » : c’est le sentiment de Bonheur qui est chargé de nous guider sur la voie de l’accomplissement spirituel. D’où la maxime tant soit peu codée : « Le Bonheur est le Plaisir de l’Âme ».

Elle emprunte aux lois du corps le fait que le plaisir œuvre dans le sens de son évolution et le transpose sur le plan spirituel : la sensation de bonheur devrait consacrer les comportements et les attitudes qui conduisent vers la bonne évolution de l’âme.

Cette façon de penser paraît naïve au premier abord. Dans notre culture influencée par la morale chrétienne, elle-même héritière du stoïcisme, l’ascétisme est considéré comme le chemin vers le Bien. C’est en se privant de toutes sortes de jouissances que l’on pourrait plaire à Dieu et assurer sa place au Paradis. Plus nous renonçons aux plaisirs d’ici-bas, plus nous accéderons aux béatitudes célestes.

Affirmer le contraire a des allures d’inconscience, si ce n’est d’immoralité. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Comme nous l’avons vu dans un précédent article : il faut savoir distinguer entre vrais plaisirs et faux plaisirs, entre vrais bonheurs et faux bonheurs. C’est là le fond du problème.

Or, un critère essentiel différencie ces deux classes de bonheurs : le recours à l’artifice. Sans artifice, une situation quelconque est proche de la nature, et la nature s’est constituée sur la base des lois de l’Évolution. On ne doit donc, dans les conditions naturelles, rencontrer en principe que de vrais plaisirs et – on peut l’espérer – que de vrais bonheurs.

Peut-être êtes-vous allergique à Darwin ? Cela n’y change strictement rien : remplacez simplement dans mon vocabulaire « Lois de l’Évolution » par « Lois du Créateur ». Le Créateur a fait la Nature. C’est dans le livre de la Nature que nous lisons les lois de la sélection naturelle et de l’évolution des espèces. Ces lois ont donc été créées par le Créateur et devraient complaire aux créationnistes.

En particulier celle qui veut que le plaisir guide vers l’aliment qui convient. La seule chose que le Créateur semble ne pas avoir créée : l’artifice, qui soudainement fait qu’un aliment plaisant au palais peut faire du mal. N’y aurait-il eu ni fourneau ni ustensiles de cuisine au Paradis ? On voit difficilement Adam et Ève fricoter des aliments portant atteinte à leur santé. Laissons cela aux bons soins du Diable...

On se heurte là à un tout vieux dilemme : si le Créateur est foncièrement Bon et n’a voulu que le Bien, Il n’a pas pu inventer l’artifice, vu que l’artifice nous induit en tentation… Si l’on admet au contraire que le Créateur a tout créé, y compris l’artifice, alors il faut admettre que le foncièrement Bon ait été la source du Mal. Laissons les théologiens et métaphysiciens ratiociner sur le sujet.

Je crois plus sage, ou du moins plus pragmatique, d’admettre modestement qu’il existe des lois naturelles ; que si on leur obéit elles nous garantissent la santé ; et que si on leur désobéit, on le paie sous forme de malaises et de maladies.

Ce serait ainsi une loi naturelle que de consommer les fruits et autres aliments tels que nous les donne la nature : l’expérience montre que le plaisir guide alors vers ce qui fait du bien. Dès que l’on transgresse cette loi, dès que l’on crée des plaisirs nouveaux en transformant les aliments, on est tenté de consommer des produits nuisibles ou superflus. De quoi jeter vos livres de recettes à la poubelle..

C’est là une loi générale, qui vaut pour tous les types de plaisirs physiques : l’artifice génère de faux plaisirs, qui attirent vers ce qui fait du mal. On ne peut alors plus se fier au plaisir pour discerner entre ce qui est bénéfique et ce qui est nuisible. C’est aussi simple que ça. Vérifiable et reproductible, comme disent les épistémologistes.

Peut-on en dire autant à propos de l’âme et du bonheur ? Si le bonheur est le plaisir de l’âme, si donc il nous indique le chemin qu’il faut suivre pour se faire du bien au plan spirituel, peut-on lui faire aveuglément confiance ? Aveuglément, non ! Certains artifices, donc certaines dérogations aux lois naturelles, peuvent créer des sentiments de bonheur tout en nous détruisant spirituellement.

Prenons pour exemple la drogue. L’héroïne procure une intense sensation d’euphorie. Si intense que l’envie d’y revenir est irrésistible. On connaît la suite, dépendance, souffrances, dégradation. Il est clair que la drogue est un faux bonheur. Il est tout aussi clair qu’elle est tributaire d’un artifice. Sans extraction, traitements chimiques, injection, le pavot n’aurait pas les mêmes effets. Sa saveur terriblement amère serait rédhibitoire. On parle à juste titre de paradis artificiel.

Certaines substances génèrent un état de transe censé faciliter la communication avec les forces transcendantes. Des tremblements, des pertes de conscience, des visions devraient conférer des pouvoirs ou favoriser des guérisons, des prédictions, des exorcismes. Les chamanes existent depuis la nuit des temps et utilisent couramment ces moyens.

S’agit-il de vrais bonheurs, dans le sens de guérisons durables, de précognitions authentiques, de véritables démons extirpés des possédés ? Ces visions tiennent-elles d’une véritable clairvoyance, ou s’agit-il de simples hallucinations produites par des cerveaux surexcités, comme c’est le cas chez les schizophrènes ? Ces transes ouvrent-elles la voie à une réelle transcendance, ou ne sont-elles que des troubles de la conscience ?

Il y a le cas des derviches tourneurs. En tournant comme une toupie, de plus en plus vite, l’initié atteindrait un état de transe lui permettant de capter d’une main la grâce divine et de la répandre de l’autre sur la Terre.

Il est certain que le tournoiement rapide a un effet sur le cerveau et produit une forme de transe, rappelant l’euphorie produite par une drogue légère. Diverses décharges d’hormones participent au phénomène. Mais cette transe met-elle vraiment en contact avec les sphères célestes ?

La nécessité de l’artifice – substance toxique, épuisement physique, hyperstimulation sensorielle – donne à penser que de telles recherches de « pouvoirs » s’écartent des lois naturelles. Les facultés extrasensorielles n’ont pas besoin d’expédients pour se développer. Leur source originelle est tout simplement l’amour. Elles se manifestent sans heurt ni charivari. Elles conduisent à l’harmonie en passant par l’harmonie.

Le chamanisme et les techniques ésotériques ont certes leurs lettres de crédit. Les remettre en cause blesse certaines sensibilités. Y adhérer les yeux fermés serait toutefois manquer d’esprit critique, glisser dans la jobarderie. A contrario, les vilipender au nom d’un réductionnisme matérialiste serait nier arbitrairement l’existence d’une dimension transcendante.

Il faut trouver une autre voie d’évaluation si l’on veut sortir du dilemme et savoir une fois pour toutes ce qui en est. Le thème fait surgir toutes sortes de tensions, peut-être parce que chacun pressent qu’il existe bel et bien des forces supra-matérielles, et que le matérialisme dominant repose sur des bases erronées. C’est un des points qui pourront être discutés sur cette page.

Autre question délicate : le sentiment de félicité que l’on atteint avec le yoga ou d’autres techniques de méditation est-il authentique ? Correspond-il à une réelle évolution de l’âme ? La recherche en neurosciences a établi que certaines régions du cerveau modifient leur activité en cas de transe ou d’hypnose. Mais comment savoir si ces modifications reflètent un processus spirituel, on ne traduisent qu’un désordre neurologique induit par certains stimuli répétitifs ?

L’aura dont s’est paré l’hindouisme interdit ce genre de disquisition. La figure du vieux maître barbu et chevelu, les tenues blanches des yogis, les textes archaïques constituent une forteresse imprenable. Certains s’y accrochent comme à une bouée de sauvetage dans l’espoir de se libérer du système de pensée occidental. Néanmoins, ces questionnements sont essentiels et mériteront également d’être approfondis en toute objectivité.

Qu’en est-il alors des religions et de leurs promesses de Salut ? Par exemple : du sentiment de grâce divine qu’éprouvent les mystiques lors de l’eucharistie ? Ce sentiment de béatitude témoigne-t-il d’un accès aux valeurs éternelles, ou plutôt d’une illusion neurophysiologique construite à coup de dogmes, de catéchismes et de prières ?

Questions blasphématoires dans un univers chrétien, qui auraient mené l’hérétique au bûcher, il y a quelques siècles, et encore jugées inconvenantes dans bien des milieux religieux. L’honnêteté intellectuelle veut pourtant que l’on ose poser toutes les questions et que l’on ne préjuge pas des réponses. Les crimes commis au nom des religions justifient un effort d’objectivité, sans parti pris ni pour ni contre. Il s’agit en définitive de savoir si l’équation « Religion = Spiritualité » est valide ou non.

La promesse de vie éternelle, félicité suprême, rend le croyant heureux ici-bas. Ce bonheur immédiat est-il un vrai ou un faux bonheur ? La foi et les rites garantissent-ils la véritable évolution de l’âme, ou nourrissent-ils une fantasmagorie d’ordre mental ? Le Doute, tel qu’il survient irrésistiblement chez les Saints et les mystiques, pourrait traduire une protestation de l’inconscient dénonçant une erreur de parcours. La religion ne serait-elle qu’une belle devanture masquant un magasin vide ? Voilà qui promet aussi de passionnants débats.

Et pour terminer : qu’en est-il du bonheur le plus intense que nous connaissions sur terre, à la fois spirituel et physique, celui de l’amour ? Tels qu’ils fonctionnent le plus souvent, l’amour et la sexualité font penser à un prodigieux feu d’artifice, qui retombe trop vite en fumée, au risque d’allumer les pires passions destructrices et les pires douleurs. Faudrait-il les ranger dans les faux bonheurs...

Quelque chose nous dit que rien n’est plus beau ni plus important que l’amour. Les échecs qu’il connaît trop souvent sont alors à chercher dans certaines erreurs que nous commettons et non dans sa nature propre. Le bonheur que nous y trouvons pourrait être soit un faux bonheur s’il conduit au conflit et à la souffrance, soit un vrai bonheur s’il s’avère durable.

Si le sentiment de bonheur lié à l’amour est là pour nous guider vers notre accomplissement spirituel, il faut alors se demander pourquoi, dans certains cas, il nous conduit à de terribles souffrances. Quelles sont les causes de ce dévoiement.

Certains diront que la souffrance est justement une voie d’accomplissement. C’est en souffrant qu’on apprend, que la conscience peut progresser. Faisons donc souffrir nos proches pour qu’ils progressent vers le Salut ! Ce type de raisonnement sombre vite dans le sophisme. Bien des souffrances sont traumatisantes et nuisent manifestement au destin de l’individu. Douleur ne rime pas avec Bonheur.

Interrogeons-nous plutôt sur les erreurs que nous pourrions commettre et qui feraient déraper l’amour hors de son fonctionnement naturel. La souffrance trouverait alors sa raison d’être : elle nous avertirait lorsque nous nous trompons de chemin. Lorsque nous dérogeons, même sans le savoir, aux lois naturelles de l’amour et de la sexualité.

Mais il manque une pièce à ce puzzle : si le bonheur associé à l’amour nous indique que nous avançons sur la bonne voie, alors où mène cette voie ? Quelle est la finalité de l’amour et de l’instinct sexuel ?

La reproduction de l’espèce, pense-t-on généralement. L’amour nous pousse au sexe, et le sexe a pour but la procréation. Donc l’amour vise à la procréation. Le syllogisme paraît indéfectible. Le jeune couple d’amoureux qui se marie et conçoit un enfant éprouve un grand bonheur. C’est manifestement dans l’ordre des choses. L’enfantement fait partie de nos missions terrestres.

La réalité n’est malheureusement pas si rose. Il faut souvent de peu de temps pour que surgissent toutes sortes de difficultés qui viennent miner la vie du couple. Non pas de l’extérieur, car le couple est le stéréotype social de la relation amoureuse. L’environnement ne fait que le porter et le protéger, à commencer par la bénédiction du prêtre pour finir dans les avantages fiscaux, en passant par tous les soutiens et encouragements des proches, des psys, des romans, de la publicité.

Les problèmes du couple viennent de l’intérieur. D’abord une impression d’ennui, de fadeur sexuelle, de vide existentiel. On compense par des invitations, des activités, des voyages. Mais les impatiences, les irritations, les pulsions agressives se multiplient quoi qu’on fasse.

Chaque couple se sent obligé de jouer le jeu, d’afficher une vitrine conforme aux attentes et aux schémas en vigueur. L’état normal, c’est d’être heureux en couple. Et plus encore en famille. Chacun s’efforce d’être conforme au modèle normatif : amour, tendresse, fidélité, épouse comblée, enfants choyés, le bonheur sans tache.

Mais la réalité est tout autre. Il faut aller voir derrière le décor pour s’en convaincre, et là, le spectacle est sans appel. Ma mère me l’avouait sur son lit de mort : tout ce qu’elle et mon père m’avaient dit sur leur entente, leur amour, leurs relations n’avait été que mensonge, et tout autant ce qu’en disent les autres couples. Elle ne voulait pas quitter ce monde sans rétablir la vérité, et cette vérité était tout à l’opposé du pieux discours qu’elle m’avait tenu jusque-là.

J’ai par la suite multiplié les investigations auprès des couples de mes anciens camarades d’école et d’université, auprès de ceux que je rencontrais lors de mes voyages et surtout de ceux qui me contactaient dans le cadre de ma recherche en rapport avec la métapsychanalyse. Chaque fois que l’on m’annonçait un couple heureux, il suffisait de gratter la couche de vernis derrière laquelle s’abritaient les partenaires, pour retrouver le même tableau.

Conclusion : le couple normal tel que le définit notre morale et l’ensemble de notre société, est un très bel idéal, que tous les conjoints du monde tentent de réaliser, mais que nul ne peut atteindre, si ce n’est en fantasmes.

Chacun se rassure en se disant que tel couple qu’il connaît est heureux, que lui-même saura réussir sa vie conjugale, que ses échecs résultent de circonstances exceptionnelles, du mauvais caractère du conjoint ou de n’importe quoi. Mais pratiquement jamais du modèle de couple en soi car, ce modèle, il faut le préserver si l’on veut être accepté par les autres, et pouvoir s’acccepter soi-même. On se rassure en le protégeant contre tout ce qui pourrait l’écorner.

Pourtant, si l’on regarde les films mettant en scène le couple classique, on s’aperçoit que tous les scénaristes ne font qu’en dénoncer l’impossibilité interne. À commencer par les « Scènes de la vie conjugale » de Bergman, qui sont une véritable étude psychologique de l’inanité du couple classique. Un film qui en vanterait les bienfaits aurait la couleur de l’eau de rose.

Cette situation devrait inciter les psys de tous bords ainsi que les simples citoyens à remettre le modèle conjugal en cause. Les premiers ne font généralement que vendre toutes sortes de recettes de perlimpinpin aux seconds, qui les achètent à prix d’or, dans l’espoir de retrouver l’amour, de régénérer leur sexualité, de rétablir le bonheur à l’intérieur de leur couple éculé. Bonne affaire pour les pros car ils sont sûrs de voir leur clientèle revenir.

Une fois pour toutes, il faut se poser les bonnes questions : le couple « normal » peut-il être structuralement le havre d’un bonheur amoureux durable ? Sinon, quelles sont les formes de relation qui pourraient nous garantir ce bonheur ? Et dans quelle cadre alors devraient s’élever les enfants ?

Nous ne sommes certainement pas les premiers à nous poser ces questions. En revanche, nous sommes parmi les rares qui ont à leur disposition un axiome essentiel : la finalité de l’instinct sexuel.

Plus exactement : les deux finalités. Il est clair que la fonction première du sexe est la reproduction de l’espèce. Nous ne nous différencions guère en cela de nos frères et sœurs les animaux. Bien que nous sachions maintenant nous reproduire sans utiliser les organes génitaux, mais des éprouvettes nettement plus hygiéniques et dénuées de problèmes conjugaux.

Cela ne nous permet pas pour autant de décréter que la reproduction soit la seule et unique fonction du sexe. Ces organes s’avèrent en effet capables de procurer d’importantes jouissances. De telle sorte que tout le monde, Freud en tête, considère que la sexualité peut avoir deux finalités : la reproduction, et le plaisir.

Il est vrai qu’on peut se reproduire sans plaisir, quelques spermatozoïdes égarés se payent facilement de neuf mois de grossesse. Et aussi qu’on peut trouver du plaisir sans se reproduire. C’est là la raison d’être de l’art contraceptif et de toutes les formes d’érotisme. On peut d’ailleurs s’étonner de voir des zones du corps non directement impliquées dans le coït reproductif pouvoir procurer du plaisir, parfois même nettement supérieur et plus subtil. Il s’agit bien de deux fonctions indépendantes, qui convergent lorsque les circonstances sont favorables.

Une double finalité, biologique et hédonique, n’épuise cependant pas toutes nos attentes. L’amour n’aurait pas inspiré tant de poètes et d’artistes en tout genre si quelque intuition n’avait pas chuchoté à leurs oreilles que les flèches d’Éros cachent un mystère qui nous échappe. Que nous devrions y trouver quelque chose de plus élevé qu’une voie de procréation ou de récréation.

Et si nous posions la question à Botticelli ? En déchiffrant son célèbre Printemps de droite à gauche, nous découvrons d’abord une scène de séduction. Un zéphyr bleuâtre au visage libidineux tente d’obtenir les grâces d’une nymphe effarouchée. Les spécialistes y reconnaissent le dieu du vent Zéphyr et la mortelle Chloris. Devant celle-ci, la représentation de ce qu’elle deviendra : la position des mains, désignant le bas-ventre et le sexe, évoque sans ambiguïté la maternité.

La référence à la mythologie grecque est patente : Zéphyr enlève Chloris, ils se marient et ont un fils Carpos, qui se noie lors d’une compétition de natation avec son amant Calamos. Au-delà des interprétations de bas étage, voyant en Zéphyr un dieu du vent, en Chloris une déesse des fleurs, en Carpos un dieu des fruits, et en Calamos un dieu des fleuves (il faut le vent pour féconder les fleurs qui donneront des fruits moyennant arrosage…), un sens beaucoup plus subtil apparaît en filigrane.

Le scénario classique de l’homme qui tombe amoureux de la femme et la demande en mariage pour former un couple où naîtra un enfant est ici placé d’emblée sous le signe du drame. Le résultat de cette union sera de faire passer la compétition avant l’amour, la matière avant l’esprit. Carpos y perdra la vie, bien sûr la vie spirituelle. C’est là sans doute ce que Botticelli tente de nous apprendre : la forme d’amour qui part de la séduction pour conduire à la reproduction, provoque la destruction d’une dimension subtile que Carpos recherche auprès de Calamos, mais qu’il n’est plus capable de trouver.

La Vénus centrale nous indique de la main droite l’alternative à cet amour-séduction : nous voyons là trois Grâces aux gestes éthérés réunies par un amour d’un autre type, symbolisé par l’Éros qui leur destine une flèche, tout à l'opposé de Zéphyr et Chloris. Que cet amour soit homosexuel, voire lesbien, n’est pas l’essentiel. Les mains ne désignent cette fois pas les organes sexuels, mais une union ouverte vers le ciel. Pas trace de séduction ni de regard apeuré, la relation se vit les yeux dans les yeux, les voiles légers traduisent l’innocence, le délicat mouvement de ronde la jubilation.

Puis le principal du message se découvre avec un dernier pas vers la gauche : là se tient le dieu Hermès, messager des hommes vers les dieux et des dieux vers les hommes. Il tient de la main droite son caducée, qui semble l’emporter vers les voûtes célestes. Or, quelle peut être cette forme de communication entre le Ciel et la Terre, entre les Dieux et les Hommes ? Bien évidemment les facultés extrasensorielles, dites aujourd’hui paranormales, vu leur singulière raréfaction.

Hermès est souvent coiffé d’un chapeau ailé, il arbore des ailes sur ses sandales. Son caducée est lui aussi doté de deux ailes, deux serpents s’y enroulent autour d’un bâton, évoquant la kundalinî chère à l’hindouisme. On qualifie parfois Hermès de « dieu des voleurs », dénomination s’expliquant par l’incompréhension populaire des valeurs transcendantes, qui ne respectent effectivement pas les lois terrestres. Plus intéressant encore : Hermès était souvent représenté sous forme « ithyphallique », c’est-à-dire avec le phallus en érection. Les Anciens pouvaient difficilement mieux allégoriser la relation entre sexualité sacrée et envol métapsychique vers le ciel.

L’œuvre la plus célèbre de Botticelli, joyau de la Galerie des Offices de Florence, nous dévoile ainsi le mystère, resté jusqu’à ce jour impénétrable, de l’amour et de la sexualité. L’affirmation paraît hasardeuse, mais trouve deux confirmations majeures : l’œuvre également célèbre et impénétrable de Jérôme Bosch, le Jardin des Délices, se déchiffre avec la même grille, livrant encore plus directement le rapport entre amour et extrasensoriel.

Cette époque renaissante où fleurissait le néo-platonisme devrait également renvoyer les exégètes à Platon. Deux des dialogues du père des philosophes, le Banquet et le Phèdre, détaillent sans ambages la même fonction de l’amour, sous forme à peine cryptée. Juste assez cryptées pour que les spécialistes aient confondu platonisme avec continence, alors qu’il fallait y lire, en contrepoint de l’Éros vulgaire, les lois d’un Éros céleste visant à l’évolution authentique de l’âme, mais réalisé physiquement.

Que deux fonctions aussi éloignées qu’une fonction biologique d’ordre animal et une fonction spirituelle soient greffées sur les mêmes organes paraît d’abord surprenant, voire choquant. La nature n’hésite pourtant pas devant ce type d’hybridation. L’un des exemples les plus parlants est celui de la bouche.

La bouche, armée de dents, de lèvres, de langue et de larynx, sert depuis qu’existe la vie animale à absorber la nourriture. Les paraméties, les oursins, les crabes, les abeilles, les poissons, les batraciens, les reptiles, les oiseaux, les mammifères, les primates ont tous en commun cet organe qui préside à la première exigence de la survie : se nourrir.

Mais la bouche ne sert pas qu’à cela. Ni la langue uniquement à goûter, les dents à mordre, et le larynx à avaler. La bouche sert aussi à parler. Le larynx à produire des voyelles, la langue, les dents et les lèvres à articuler des consonnes, le tout connecté à des aires cérébrales qui permettent de former des mots, à d’autres capables de les penser… une mission bien éloignée du processus nutritionnel.

La nature a doté l’entrée du tube digestif de deux fonctions radicalement différentes, voire opposées : l’une liée à notre biologie animale, l’autre à notre vie intellectuelle, relationnelle et spirituelle. Le langage nous sert aussi bien à penser, qu’à communiquer, et à nous élever dans les espaces supérieurs de l’esprit. Fonction d’ailleurs incompatible avec la déglutition, qui interrompt le discours, alors que le discours fait avaler de travers.

Il en serait de même pour le sexe. Doté d’abord d’une fonction purement animale, la reproduction de l’espèce, il aurait acquis au cours des derniers millions d’années, parallèlement au développement du cerveau, une fonction supérieure : le développement des fonctions métapsychiques. On trouve même un maillon de la chaîne entre le singe et l’homme : à en croire Frans de Waal et ses suivants, les Bonobos utilisent le sexe pour résoudre leurs conflits.

Bien étonnant serait que les humains doivent au contraire l’utiliser pour nourrir leurs conflits conjugaux. On comprend mieux la situation si l’on admet que la sexualité humaine hors reproduction ait pour but le développement métapsychique. Cette fonction est particulièrement subtile et a pu s’oublier au cours de l’histoire, pour différentes raisons qu’il s’agira d’approfondir.

Voilà qui pourrait donc expliquer pourquoi le bonheur n’est pas au rendez-vous du couple normatif : celui-ci décline l’amour sur le mode de la procréation, alors que chacun en espère en profondeur un développement métapsychique essentiel à l’accomplissement spirituel.

L’agressivité viscérale que génère l’enfermement sexuel dans la binarité exprime tout simplement la protestation de l’inconscient contre une situation condamnant l’individu à l’échec de son développement métapsychique. Son intensité est à l’aune de la gravité que représente un tel échec en matière de sens de l’existence.

On comprend mieux que l’amour soit dès lors le lieu des plus grands bonheurs, ceux qui sont directement liés à notre évolution spirituelle. Et aussi le lieu des plus grandes douleurs, l'évolution spirituelle étant le but même de notre parcours terrestre. Échouer en amour, c'est échouer tout court.

Une sujet qui promet d’animer le débat pendant des lustres...