Science et gourmandise

La gourmandise vient d’être reconnue par la science comme un propriété fondamentale de l’être humain.

C’est du moins ce qui ressort d’une étude scientifique récente mentionnée par Futura Question, qui conclut que cet ancien péché capital est en fait une fonction vitale. Les lois de la sélection naturelle ont fait en sorte que l’individu soit poussé par les sens à se nourrir aussi abondamment que possible.

Voir la question.

On s’en serait douté. Un animal qui ne serait pas amené par ses sens à absorber de la nourriture n’aurait guère de chances de survivre. Il n’a pas l’intelligence nécessaire pour se dire qu’il a besoin de tant de calories, de protéines et de lipides chaque jour. Il fallait donc que quelque chose le pousse à manger et, pour survivre mieux que les autres, à manger autant que possible. C’est ce qu’on appelle couramment la faim.

La notion de gourmandise y ajoute quelque chose. Il s’agit non de manger tout court, mais d’être attiré par les aliments les plus agréables. Et là, les chercheurs ont raison. C’est même le fondement de l’instinctothérapie. Nos sens sont programmés pour nous pousser à manger les aliments les plus attirants, car les mécanismes sensoriels sont organisés de manière à rendre plus attirants les aliments les plus utiles. Cela découle directement des lois de l’Évolution, car l’animal doit être attiré par les aliments qui sont les plus efficaces pour sa forme et sa santé.

Mais les chercheurs ont tort lorsqu’ils appliquent ce principe au chocolat ou à n’importe quel aliment préparé.

Futura sciences conclut son article en ces mots ; « Le chocolat : symbole de gourmandise. Une consommation régulière de 30 grammes de chocolat par jour apporterait des vitamines, des antioxydants, des minéraux, et même de la théobromine connue pour ses effets euphorisants ». Donc la gourmandise serait parfaitement justifiée. Pourtant, le même article précise que trop de chocolat a pour effet une prise de poids voire une diminution de la densité osseuse. Pour sauver la gourmandise, on parle alors de gloutonnerie.

Plutôt inextricable. La gourmandise est utile et, en même temps, elle est nuisible, même si on lui colle in extremis un pseudo pour masquer la contradiction. Pour Brillat-Savarin, elle était même un art propice à la santé...

Le problème se résout si l’on donne à la gourmandise une définition basée sur les faits d’observation. On constate par exemple que des fraises nature sont bonnes lorsqu’elles sont utiles à l’organisme, et que leur saveur devient âcre lorsqu’on en consomme au-delà du besoin réel. Il suffit alors de leur ajouter de la crème et du sucre pour les rendre à nouveau attirantes, et donner envie de les consommer alors qu’elles ne répondent plus aux besoins du corps. Ce principe est général, il se vérifie avec tous les aliments : sous forme brute, ils sont agréables aux sens lorsqu’ils sont utiles, et perdent leur agrément lorsqu’ils sont nuisibles. Comme dit plus haut, cela découle nécessairement des lois de la nature (bien qu’il faille un certain apprentissage des produits naturels pour assurer un fonctionnement bien adapté des sens).

L’artifice, qui permet de faire passer un aliment de l’état naturel brut à un état transformé est donc au cœur du processus. Il n’est pour cette raison pas possible de donner une définition pertinente de la gourmandise sans introduire la notion d’artifice culinaire.

En-dehors de tout artifice, la recherche du plaisir conduit à consommer des aliments utiles, et seulement dans la mesure où ils sont utiles. Il n’y a donc pas lieu de parler de gourmandise dans un sens négatif : il s’agit plutôt d’une capacité de régulation, intrinsèquement liées au processus nutritionnel. Le fonctionnement des sens conduit à choisir ce qui fait du bien et à rejeter ce qui fait du mal.

En revanche, l’artifice permet de rendre agréable aux sens ce qui n’est pas agréable à l’état brut. Dès lors, les sens nous attirent vers ce qui est inutile ou nuisible. C’est là que surgit la notion de gourmandise : l’envie de manger les aliments les plus attirants alors même que ce sont pas les plus indiqués et que l’on surcharge inutilement son organisme.

En d’autres termes :

Dans le référentiel originel : ce qui est bon pour le palais est bon pour le corps, préférer ce qui est bon est donc utile pour la santé. Il est souhaitable d’être très attentif au plaisir que procure chaque bouchée. Il n’existe pas d’adjectif spécifiquement dédié à cette qualité (gourmet pourrait l’évoquer, mais il se réfère à la qualité des vins ou des mets préparés).

Dans le référentiel culinaire : on rend bon pour le palais ce qui n’est pas bon à l’état naturel, donc pas bon pour le corps. Ainsi apparaît la gourmandise avec tout son train d’effets pervers : la tentation, la culpabilité, les troubles physiologiques. Dans le langage des Pères de l’Église, il s’agissait bien d’un « péché ». Nous dirions aujourd’hui « perversion » (détournement des fonctions naturelles) pour ne pas simplement dire erreur.

C’est le petit tableau que connaissent tous les instinctos :

  Nature

  Cuisine

  Bon = Bon

  Bon = Bon ou Mauvais

  Mauvais = Mauvais

  Mauvais = Mauvais ou Bon

Dans le référentiel naturel, les sens constituent un guide sûr vers l’équilibre et la santé.

Dans le référentiel culinaire, les sens sont déjoués par les « recettes » de sorte qu’il faut inventer la diététique pour s’y retrouver – sauf qu’elle est incompatible avec la réalité des besoins toujours changeants.

On comprend immédiatement que le simple fait de supprimer la cuisine (y compris la crusine qui altère aussi les goûts) permet à l’organisme de s’équilibrer correctement, condition essentielle de la santé. A contrario, il ne faut pas s’étonner que la cuisine ait ouvert une ère nouvelle où les déséquilibres, les surcharges, les carences, et l’apparition de toutes sortes de troubles ait nécessité l’invention de la médecine et de la diététique.

Le simple retour à une alimentation plus proche de celle des origines suffit dans la grande majorité des cas à rétablir la santé. Au grand dam de la médecine, la plupart des maladies ne résistent pas à ce simple assainissement de l’alimentation quotidienne. La question n’est pas dans l’efficacité de la méthode, mais dans la capacité des personnes à corriger sérieusement leur alimentation.

Le fait de tromper les sens constitue en effet une dépendance au même titre que celle des drogues : le plaisir obtenu par l’artifice déclenche des décharges de dopamine (comme le font la plupart des drogues) qui stimulent les centres cérébraux de la récompense. C’est le mécanisme même du conditionnement pavlovien. Ce conditionnement est d’autant plus profond que le processus se répète depuis la plus tendre enfance et chaque jour de l’existence. La cuisine et sa compagne la gourmandise sont donc des conjonctures addictives, et l’expérience montre qu’il faut autant de volonté et de persévérance pour s’en libérer que pour se libérer d’une drogue dure.

Question : peut-on être glouton dans le contexte naturel ? Malheureusement oui, on peut se forcer, voire s’habituer à manger au-delà des besoins réels. Les mécanismes sensoriels entrent assez facilement dans un état d’accoutumance, comme s’ils renonçaient à accomplir leur mission protectrice sous l’effet de la répétition des transgressions. C’est ce qui fait le malheur de bien des instinctos : par souci de manger assez, de finir son assiette, de ne pas laisser perdre des provisions, par crainte de maigrir, de manquer de ceci ou de cela, on se pousse à manger au-delà des besoins du corps. On prend l’habitude de ne pas surveiller les sensations stomacales qui sont là pour avertir en cas de dépassement (on confond même la surcharge de l’estomac avec la faim), on oublie ce que devraient être les « phases lumineuses » (saveur de haut niveau liée à un besoin réel), et on se surcharge repas après repas.

La gloutonnerie est donc un piège même avec les aliments naturels, et il n’est pas facile d’en sortir. La meilleure solution est de jeûner un jour ou deux, ce qui permet de repartir avec des besoins réels et des niveaux de saveur plus élevés. On lui échappe ainsi assez facilement, beaucoup plus facilement qu’on ne se libère de la dépendance culinaire.

Voilà donc quelques précisions de raisonnement qui auraient pu éviter aux auteurs de cet article prétendûment scientifique sur la gourmandise de se mettre mal avec les représentants de l’Église…