"Je t'aime... moi non plus". Merci Gainsbourg !

Étrange formule, qui a dû interpeller plus d'un esprit curieux. La contradiction est si choquante qu'elle ne peut pas être due au hasard. Gainsbourg, que l'on dit avoir été follement amoureux de Bardot, a toujours eu le chic pour livrer ses messages sous travestissement, du narquois au séditieux. Ainsi, il les dédouanait pour la foule, quitte à laisser ses autiteurs en découvrir le sens réel dans un deuxième temps. La première impression est ici celle d'une boutade. Son titre passe d'abord pour une simple provocation, sans autre intention que de choquer son auditoire, de parodier le trop classique "je t'aime ... Moi aussi". 

Mais le lancinant "je vais et je viens ... entre tes reins", inexorablement repris par sa partenaire: "tu vas et tu viens ... entre mes reins", à force de répétitions, finit par interroger. Cet amour suprême se réduit-il à la fameuse chanson de noces : "on avance et on recule, disait la pendule" ? Gainsbourg et Bardot nous le servent et le resservent jusqu'à saturation. Puis tout à coup survient la clé, discrète mais péremptoire : "l"amour physique est sans issue"...

Que veulent donc nous dire ces deux troublantes vedettes des années 68 ? Ce n'est pas une chanson d'amour à la romantique comme certains ont pu le croire. L'intention cachée est de nous faire prendre conscience de quelque chose de faux dans notre représentation des choses du sexe. Dire que l'amour physique est sans issue, c'est sous-entendre que l'amour pourrait se vivre autrement que par un va-et-vient entre des reins. La formule est manifestement faite pour choquer, par contraste entre des paroles quasiment pornographiques et les allures transcendantes de la mélodie.

Gainsbourg l'a-t-il fait délibérément ? Il aurait, paraît-il, écrit cette chanson lors d'une nuit passée avec Brigitte Bardot, que celle-ci décrit pour sa part comme lumineuse. Sont-ce les journalistes qui ont enluminé leur relation, célèbre parmi les plus célèbres, bien qu'elle n'ait duré que trois mois, interrompue sous la pression d'un mari jaloux ? Ou le chansonnier a-t-il su reconnaître avant l'actrice l'impasse à laquelle leur amour était voué per se, sans forcément savoir en expliquer le pourquoi ?

S'il avait connu le Jardin des Délices de Bosch, il aurait sans doute déchiffré dans les petits lapins qui tournent le dos à Ève au Paradis le renoncement à un certain amour physique. Et l'impasse dont il parle dans le lapin géant de l'Enfer, devenu chasseur et ramenant suspendu à sa hallebarde celui qui avait cru le prendre en chasse, la poitrine lacérée exhalant une flamme fuligineuse. Le lapin est le symbole par excellence des emballements pelviens, que beaucoup considèrent comme le summum du bonheur physique. Ne dit-on pas "baiser comme un lapin" ?

Gainsbourg aurait donc, comme le peintre flamand, su ou pressenti qu'il existe quelque chose d'autre en matière d'amour que la sexualité normative. Que le coït standardisé, malgré sa cote en bourse, serait un quiproquo. Les dernière chansons de sa vie le donnent à penser. Celle par exemple qu'il chantait avec Charlotte : "Un zeste de citron" nous parle d'un amour "...le plus rare, le plus troublant, le plus pur, le plus énivrant..." Ou aussi lorsqu'il reprend la chanson phare d'Édith Piaff "Mon légionnaire" : regardez sur le clip quel est ce légionnaire...

Les simples mots "Je t'aime ... Moi aussi", considérés comme un gage d'amour, de fidélité, d'engagement réciproque suffisent à détruire la magie amoureuse. Ils font de l'amour un contrat, placent la relation sur un plan de complicité, l'écrasent au lieu de la laisser fleurir dans l'émerveillement de l'imprévisible. Le titre même de la chanson annonce la couleur : il donne d'emblée un coup de boutoir à l'un des traits les plus communs du modèle d'amour ambiant.

Il est évident que l'étonnant poète aux airs espiègles et mystérieux nous transmettait un message. Peu l'ont compris consciemment. Mais ce type de messages agit essentiellement au plan inconscient. Tous ceux qui l'ont entendu, même s'ils n'en ont compris la teneur, restent quelque part sur le qui-vive : il y a quelque chose dans l'amour qui ne marche pas comme on l'imagine, loin des grands stéréotypes que notre société nous laisse accroire.

De là à ce que ce message prenne corps, qu'il soit intelligible, qu'il porte ses fruits pour les grands nombres, il faudra sans doute du temps. Tout comme il a fallu cinq siècles au message de Jérôme Bosch pour ne pas être compris...