Reich sur la sellette

Wilhelm Reich (1897-1957) peu avant son emprisonnement.

Voici pour rappel le post d’Aurélien :

« D'abord, je crois que le premier mérite de Reich est d'avoir fait sauter le verrou que Freud avait mis avec la pulsion de mort, en posant que l'agression venait bel et bien d'une inhibition antérieure de satisfaction ; du coup, la structuration sociale qui devenait la cause de cette inhibition, ouvrant ainsi la voie à sa remise en question - de ce côté là, il a fait un beau travail, comme avec l’Irruption de la morale sexuelle...

Ensuite, effectivement, sa conception de la sexualité se trouve limitée, notamment par la non-prise en compte de la bisexualité fondamentale ou du triangle amoureux... Néanmoins, sans être praticien, je crois qu'il a vu juste avec l'inhibition du réflexe orgastique, lequel est tout de même constitutif, comme source de la cuirasse caractérielle et musculaire, ou comme la fusion des énergies dans l'orgasme.

En fait, le pire écueil, qui est en fait celui de tous, c'est sa considération que le plaisir puisse être un but, il le dit clairement, mais connaît-on quelqu'un qui ait échappé à cette méprise ? C'est cette fausse conception qui brouille tout le reste, chez lui comme ailleurs.

Quant à l'orgone, sans douter de l’existence d'une énergie, peut-être a-t-il un peu "perdu la raison" vers la fin de sa vie en essayant de lui attribuer de bien vastes aptitudes !

Enfin, par la suite, l'on pourrait avoir envie de se pencher sur la nature de cette énergie : bioélectrique selon lui, pourrait-on en savoir davantage ? Serait-ce la même chose que l'énergie vitale de l’ésotérisme, le souffle de Dieu dans la Bible (sur laquelle je travaille aussi), le Ka de l’Égypte Antique ? À mon avis oui... Affaire à suivre ! »

 

– En effet, Freud a cru pouvoir conceptualiser le Thanatos à partir des pulsions destructrices qu’il observait systématiquement en rapport avec l’Éros. Ne connaissant pas la fonction extrasensorielle de la sexualité, il lui était impossible d’en découvrir la cause : ces pulsions sont en effet pour la plupart une réaction inconsciente à l’échec de la fonction métapsychique de la sexualité, dont il n'avait pas la moindre idée. Faute d’explication, il les a crues immanentes à la nature humaine et s’est plu à symétriser l’appareil pulsionnel : l’Éros aurait eu un pendant naturel, le Thanatos, le premier étant source de vie et le second source de mort.

Reich n’a pas mis longtemps pour pressentir que cette métaphysique du sexe ne tenait pas la route. Il n’a malheureusement pas vu non plus la réalité jusqu’au bout : il expliquait les pulsions destructrices par les frustrations et les durcissements provoqués par la morale répressive. Il en a déduit toute une théorie des cuirasses, censée expliquer les défauts de caractère et les inhibitions des individus par une fixation de l’énergie dans différentes parties du corps.

Si l’on admet comme Freud que la sexualité compte deux fonctions indépendantes, l’une visant à la reproduction et l’autre – non pas au plaisir comme il le pensait – mais au développement extrasensoriel comme cela ressort de l’expérience, on en vient à définir une autre grille de déchiffrage : un certain nombre de pulsions amoureuses et sexuelles appartiennent au reproductionnel, et les autres à une fonction d’ordre métapsychique. On peut parler de programme instinctif reproductionnel, ou PIR, par opposition à un programme instinctif métasexuel, ou PIM (le préfixe méta signifiant à la fois « au-delà de la sexualité ordinaire » et « sexualité à but métapsychique »). Il faut compter dans ces pulsions non seulement les pulsions proprement sexuelles, mais tout ce qui a trait à l'amour physique, aussi bien l'instinct de nidification, le rejet du tiers, que la sensation de dépression, de félicité, de magie amoureuse, l'aspiration à une dimension transcendante et bien d'autres

On comprend alors que l’échec d’une relation métasexuelle soit ressenti inconsciemment comme quelque chose de grave. La privation d’une source d’énergie nécessaire à la perception extrasensorielle, bien que commune dans notre forme de culture, représente par rapport aux valeurs fondamentales une carence majeure : c’est l’accomplissement spirituel de l’existence qui est compromis, dans la mesure où l’individu est privé de l’accès naturel à la dimension transcendante (ou Divinité). Il ne reste alors que des substituts comme les enseignements ésotériques, les religions, si ce n’est la superstition pour donner le change.

Ceci permet de comprendre que l’appareil pulsionnel soit organisé de manière à dénoncer vigoureusement toute situation mettant le PIM en échec. La chose s’observe aisément dans la réalité quotidienne, bien que le dispositif actuel de sexualité n’apporte pas les éléments d’analyse nécessaires pour y voir clair. L'ensemble des pulsions agressives s'avère parfaitement cohérent quant à son but, si bien que l’on peut postuler qu’elles constituent un complexe pulsionnel inné. Ce complexe, que j’ai baptisé « complexe excalibur », fait en quelque sorte pendant au complexe d’oedipe, c’est-à-dire à l’ensemble des pulsions amoureuses et sexuelles non reproductionnelles, dont il est censé éviter l’échec et le refoulement. Pourquoi « excalibur » : parce que ces pulsions font penser à la fameuse épée des rois destinée à trancher entre le vrai et le faux.

L'erreur de Freud fut de considérer ce complexe excalibur, dont il ne pouvait comprendre les émanations, comme destructeur en soi, d'où le nom de Thanatos (en grec : la mort). L'erreur de Reich a été d'attribuer les pulsions destructrices à des blocages énergétiques produits par les interdits de la morale. Il était beaucoup plus près du compte, mais n'a pu expliquer la gravité de ces blocages, ne sachant pas que cette énergie est là pour développer la perception extrasensorielle. Les choses deviennent claires à partir du moment où l'on postule que la programmation pulsionnelle de l'amour comprend un complexe pulsionnel fait pour dénoncer les erreurs susceptibles de compromettre sa fonction métapsychique.

Une pulsion destructrice s’explique dès lors non pas comme la conséquence d’un interdit privant l’individu de plaisir, mais comme une réaction inconsciente contre une situation qui l’empêche de vivre la dimension métapsychique de la sexualité. Une perte de plaisir n’aurait rien de grave et ne saurait expliquer l’intensité de ces pulsions, alors que la menace d’un échec spirituel est infiniment plus lourde de conséquences et mérite que l'inconscient fasse la grosse voix. Les pulsions agressives retrouvent ainsi une signification structurelle positive, celle de préserver la dimension subtile de l’amour. Elles deviennent toutefois compulsionnelles, donc destructrices, si elles n’atteignent trop longtemps pas leur but (comme c’est le cas de toute pulsion). Elles sont systématiquement compulsionnelles dans une société comme la nôtre où l’amour n’atteint que très rarement son but métapsychique et spirituel.

Cela rejoint certains éléments du discours de Reich tout en en soulignant les failles : pour lui, le plaisir était en soi l’énergie. Donc la privation du plaisir avait toute la gravité d’une privation d’orgone. Je préfère pour ma part considérer le plaisir comme un signal sensoriel indiquant la présence d’énergie métapsychique, ce signal pouvant être stimulé par toutes sortes d’artefacts et donc être vide de contenu. Les raisonnements se font plus clairs sur cette base, car on comprend qu’on puisse éprouver du plaisir (par exemple sous l'effet d'une drogue, ou simplement du gluten) alors même que l’énergie métapsychique n’est pas au rendez-vous et que le PIM est en échec. Une relation satisfaisante sur le plan hédonique peut être source de pulsions excalibur.

Si Reich avait disposé de cette grille de déchiffrage, il aurait certainement mieux compris pourquoi ses partenaires féminines se sont toutes montrées jalouses et revendicatrices. Il leur procurait sans doute un haut niveau de plaisir, mais le plaisir peut être une enveloppe vide. Ceci explique du même coup qu’il n’ait jamais parlé et sans doute jamais observé de phénomènes authentiquement extrasensoriels. Il s’est dès lors focalisé sur une explication bio-électrique de l’orgone, ouvrant la voie à toute une expérimentation pseudo-scientifique qui a marqué sa déchéance.

La vision même qu’il professait de l’acte sexuel s’en est trouvée gravement faussée : il écrivait quelque part que le critère d’accomplissement sexuel suprême aurait été l’automatisation des mouvements pelviens. Cette seule affirmation montre qu’il est passé à côté de la dimension magique des pulsions propres à l’Éros sacré. Il ne pouvait dans ces conditions que se méprendre quant au tantrisme et à toutes les techniques de méditation, ou quant à ce que défendait Marcuse, pour qui les problèmes de névrose et de société ne seraient résolus qu’à condition de réhabiliter les pulsions polymorphes. On pourrait dire que Reich a été lui-même victime de l'obsession du coït, que l'Enfer de Bosch dénonce magistralement avec son énorme œuf éventré situé en deux jambes.

On comprend du même coup que Reich n’ait pas su reconnaître la fonction métapsychique des pulsions homosexuelles. Il n’a pu distinguer entre une certaine homosexualité caricaturant le couple hétérosexuel, et l’homosexualité génératrice de créativité des artistes et des poètes. Quant à la sexualité infantile, il considérait qu’il suffisait de laisser les enfants se masturber pour évacuer tous les problèmes – une façon d’évacuer la question de l’œdipe, qu’il préférait rejeter au nom de son anti-freudisme. Freud avait, quant à lui, su reconnaître l'importance structurelle des pulsions infantiles, bien que ne sachant pas qu'elles sont fondatrices d'une fonction essentielle d'ordre métapsychique.

Reich n’a pas non plus pu comprendre l’importance des pulsions pour le tiers, dites adultères, bien qu’il signale en passant qu’une relation extérieure au couple peut revivifier une relation vidée de contenu. Il existe en réalité toute une programmation pulsionnelle, toute une dynamique triangulaire comportant aussi bien des pulsions amoureuses que des pulsions excalibur, tendant à ouvrir une relation plutôt que de l’enfermer dans la binarité. Bien des couples font l’expérience de l’ennui sexuel qui résulte de l’enfermement à deux, et Reich le dénonce. Mais il ne suffit pas d’aller exercer des mouvements pelviens auprès d’un tiers pour briser l’ennui sexuel auquel a conduit la relation binaire. Ce serait au contraire la cause d’une explosion de pulsions excalibur, expliquant les haines meurtrières que déclenche ordinairement l’adultère. Tout cela est infiniment plus subtil, et ne peut réussir que si l’extrasensoriel est en mesure d'exercer la guidance indispensable.

La principale pulsion appartenant à la dynamique triangulaire relève de l'extrasensoriel. Elle se manifeste sous forme de « magie amoureuse » lorsqu'un des partenaires « porte » l'amour que peut vivre l'autre auprès d'un tiers. Il ne s’agit pas ici de « supporter » une liberté prise délibérément par l’autre, mais de ressentir en soi-même, par une sorte d’empathie métapsychique, le bonheur que peuvent ressentir les deux autres. Le sentiment, ou plus exactement la sensation de magie amoureuse (et non le plaisir) indique la présence d'énergie métapsychique et la possibilité d'un échange susceptible de l'alimenter ou de la transmettre. La dimension métapsychique de ces situations se vérifie par l’apparition immédiate de phénomènes extrasensoriels. On se trouve là tout à l’opposé d’une sexualité pelvienne, qui détruit cette énergie, ou la canalise dans la mécanique reproductionnelle. On comprend que Reich n’ait eu de tout cela qu’une vision très succincte. Freud aussi, d’ailleurs, qui cite dans « La Vie Sexuelle » le cas d’hommes tombant amoureux de femmes déjà liées à un tiers, et s’en étonne.

Ni Reich ni Freud ni aucun autre psychanalyste n'ont eu conscience du rôle que la nourriture peut jouer dans l'expression des pulsions. Il est pourtant clair qu'un appareil pulsionnel soumis à l'action d'excitants divers ne fonctionnera pas comme l'a prévu la nature. Les pulsions agressives, comme les pulsions sexuelles elles-mêmes, seront amplifiées, voire exacerbées au point de faire naître toutes sortes de conflits internes et externes. La surexcitation des pulsions sexuelles conduira à des comportements que dénonceront les pulsions excalibur, elles-mêmes exacerbées et intervenant à tort, auxquelles répondront des pulsions excalibur du partenaire, de sorte qu'apparaîtront des cercles vicieux sans solution apparente. C'est une raison de plus qui a pu faire prendre le complexe excalibur pour un ensemble de pulsions destructrices, le Thanatos, sans autre fin que la mort et la destruction de l'Éros. Ou amener à en chercher la cause dans un facteur extérieur, la morale répressive, faute de pouvoir en observer la finalité intrinsèque. Alors que les pulsions excalibur sont la source structurelle de la morale naturelle.

Il est néanmoins remarquable que Reich ait su définir l’existence d’une énergie différente de la libido freudienne. Pour lui, l’orgone était à la fois biologique, électrique, orgastique et spirituelle. Je ne crois pas, toutefois, qu’il soit utile de se préoccuper des présumés aspects matériels de cette énergie, mieux vaut laisser le physicien s’amuser avec ses particules et ses accélérateurs. Il s’agit ici d’une énergie en rapport direct avec la perception extrasensorielle et le monde des Archétypes. Elle ne répond pas aux mêmes lois que l’énergie ordinaire. Toute intrusion de l’intellect lui est défavorable. Elle obéit à des principes analogiques, comme le traduit la notion de Symbole, et non à des relations de cause à effet. Autant dire qu’elle est imperméable à l’analyse ordinaire. On est là dans un domaine qui nécessite au contraire une très grande retenue intérieure. Le tantrisme parle d’a-penser, le christianisme du bonheur des simples en esprit.

On retrouve effectivement cette énergie sous différents noms dans quasiment tous les mouvements ésotériques ou religieux. Plutôt que de se préoccuper d’en faire la métaphysique, notre « devoir êtrique » – dirait Gurdjieff – consiste plutôt à savoir la respecter et s’en faire un canal d’expression, loin de tout orgueil du savoir et de toute curiosité infantile. C’est peut-être là ce qui différencie science et spiritualité…