La Saint-Valentin, fête des amoureux…

La fête remonte au XIVe siècle en Grande Bretagne, le 14 février célébrait en fait l’appariement des oiseaux. C’est vraisemblablement à partir de cette croyance qu’on l’étendit aux amoureux. Puis elle se répandit en Europe : le pape Alexandre VI, de la famille des Borgia et connu pour ses mœurs dissolues, donnait en 1491 à Saint Valentin de Terni le titre de « patron des amoureux ». Ce qui n’empêcha pas l’Église de combattre le « valentinage ».

La tradition s’est prolongée jusqu’en nos temps modernes. Bien que rayée du calendrier liturgique en 1969, elle se laïcise et se « commercialise » de plus en plus jusqu’à nos jours. Quel amoureux n’envoie pas à son amoureuse une carte pour lui déclarer sa flamme ou pour l’assurer de sa fidélité.

Face à cet engouement, comme face à tout phénomène sociologique, il y a lieu de s’interroger sur les mécanismes psychologiques qu’il recouvre : un besoin de consacrer l’enamourement par un rituel reconnu de tous ? Ou, à titre plus personnel, le désir de consigner par un acte social l’amour que l’on ressent pour sa belle ? Rien de plus spontané et légitime, en première analyse. L’étape suivante sera le mariage, qui sanctionnera définitivement une relation que l’on veut fidèle et éternelle.

La démarche s’inscrit parfaitement dans le grand paradigme de l’amour-toujours, du couple fidèle, de la famille bienheureuse. Du même coup, elle s’expose aux mêmes remises en cause.

La question se pose, en effet : est-ce que ce modèle de relation, voire ce modèle de vie fonctionne comme le veut l’image d’Épinal du couple fidèle et bienheureux ? Chacun veut le croire, du moins avant d’en avoir fait l’expérience. C’est là comme un point de ralliement, une estampille de politiquement correct que chaque adolescent se sent obligé d’afficher pour se faire accepter par la société. Ou d’intégrer dans son identité afin de réussir sa vie.

Les jeunes gens qui s’apprêtent au mariage et s’essaient à la Saint Valentin sont-ils conscients des statistiques sur le divorce ? Ils peuvent difficilement les ignorer. Mais les choses se passent comme pour les statistiques du cancer ou de l’infarctus : on se convainc qu’on passera à côté du gouffre. Qu’on saura résoudre l’énigme du Sphinx pour ne pas être précipité dans l’abîme. Que la conformité sera payante. Que l’amour que l’on ressent est si fort qu’il ne peut que garantir un destin plus clément.

Je me souviens de la célébration de mon propre mariage, dans une petite église au-dessus de Vevey (à Corsier), bondée de monde vu mes efforts de violoncelliste. Le pasteur avait placé son sermon sous le signe de l’Évangile de St Jean : « Que votre joie soit parfaite ! » Nombreux étaient les assistants qui sortaient des mouchoirs, ma femme et moi-même ne pouvions pas non plus retenir nos larmes. Nous étions sûrs d’être dans le droit chemin et tout émus de la reconnaissance sociale à laquelle cela nous donnait accès.

Il ne nous fallut pourtant que quelques Saints Valentins pour reconnaître d’un commun accord que cette relation binaire, prônée par la morale ambiante, ne conduisait qu’à une plaine stérile, malgré les six enfants qui en sont issus. La substance même de l’amour que nous ressentions au début nous échappait. Quelque chose faisait malgré nous basculer la magie des jeunes années dans un désenchantement incontournable. Une sorte de vieillissement prématuré.

Ce tableau décevant provenait-il d’une quelconque erreur que nous commettions sans le savoir ? Nous reprîmes alors contact avec différents camarades de classe qui avaient également convolé en juste noces. Pas facile d’obtenir des confidences, chacun voulant se persuader et persuader les autres que son propre couple filait du bon coton. Mais la convergence s’avéra sans failles : chez tous nos amis, la même évolution vers la banalisation du quotidien, l’ennui sexuel, les impatiences réciproques, le « comme d’habitude » de Michel Sardou, avec en contrepoint une volonté compatissante de sauver le couple et la famille.

Une seule exception : un de mes meilleurs camarades de classe, fils de vitrier, devenu pasteur et missionnaire à Tahiti. De retour de Papeete, il avait rencontré une Allemande avec laquelle s’était tissé un amour indéfectible. Au grand dam des parents, riches bourgeois allemands épris de haute société, ils s’étaient mariés, avaient eu deux enfants. Ils filaient, nous disaient-ils, le bonheur parfait et l’union infrangible. Ils nous plaignaient de ne pas avoir trouvé la « joie parfaite » dans notre propre mariage. Il fallait que nous cherchions dans nos défauts de personnalité les causes de notre déconvenue. Le modèle cautionné par la morale et la religion ne pouvait être mis en doute.

Mais voilà : une dizaine d’années plus tard, la situation finit par se démystifier. Le beau couple avait éclaté. L’épouse ne supportait plus son pieux époux, et surtout pas son époux sans son pieux... malgré des années d’efforts et d’intercessions. Elle nous expliqua que l’apparente union s’était maintenue pendant de si longues années uniquement parce qu’elle était une forme de défense contre l’opposition des parents. Elle-même s’était donné toutes les peines du monde pour se déclarer heureuse et comblée, alors qu’en réalité elle vivait un vide existentiel insoutenable et sentait monter en elle des forces destructrices irrépressibles.

Il nous apparaissait définitivement que quelque chose clochait dans le modèle d’amour tel que nous le dessinait la morale. En y regardant d’un peu plus près, nous constations parallèlement que tous les romans, toutes les pièces de théâtre, tous les films, et même tous les mythes allaient dans le même sens. Zeus et Héra connaissent tous les déboires de la relation conjugale. Quetzalcoatl s’unit à son épouse, et c’est de là que sortent les tourments du peuple Toltèque. Entre Adam et Ève non plus, les choses n’avaient pas tourné rond. Il s’agissait sans doute d’un phénomène général, bien plus universel que l’histoire individuelle de chaque couple.

Je viens de voir ce soir un film d’animation de Disney : « La reine des neiges », succès record en 2014 (1,2 milliards de dollars de recette !). Reprise d’un vieux conte d’Anderson, c’est l’histoire de deux princesses sœurs dont l’aînée a des pouvoir magiques : elle transforme en glace tout ce qu’elle ressent comme contraire à l’amour. Séparée de sa cadette par des parents qui espèrent cacher ses pouvoirs et finissent par mourir, elle reste solitaire jusqu’au jour de son couronnement. Mais la fête tourne mal : au moment où sa jeune sœur, follement éprise d’un étranger dont on découvre plus tard qu’il ne faisait que briguer le trône, lui demande la permission de se marier, elle plonge tout le royaume dans la glace. Celle-ci ne fondra qu’au moment où la plus jeune aura renoncé à ses perspectives conjugales et retrouvé l'amour de son aînée. Étonnant tout de même qu’un film qui écorne à ce point le stéréotype du mariage ait battu tous les records d’audience.

Notre culture est schizophrène : d’un côté elle vénère l’icône du couple idéal et fustige les dissidents ; de l’autre elle ne cesse d’en décrire les vicissitudes. Cela dure depuis des siècles. Une contradiction aussi lourde de conséquences, si l’on compte le nombre de jeunes partis à la conquête du bonheur pour finir dans les déboires conjugaux, ne peut raisonnablement s’imputer aux hasards de l’histoire ou aux aléas d’une culture. Pour qu’une telle situation s’éternise, il faut bien qu’elle repose sur des mécanismes psychologiques fondamentaux, que l’on devrait retrouver au cœur de la nature humaine.

Si tel est le cas, les espoirs semblent minces de trouver une solution de fond. Chaque conjoint mal en point n’a d’autre recours qu’une volonté indéfectible de fidélité et de compromission, quitte à recourir in extremis aux thérapies de couple ou aux conseils de sexologue. Cela revient à admettre que la nature humaine serait ainsi faite qu’elle conduise instinctivement à la relation de couple, que cette relation soit ressentie a priori comme promesse de bonheur et que, pourtant, elle ait besoin de raccommodages et de compromis pour ne pas s’envenimer au bout de quelques années -- temps de grâce parfois insuffisant pour amener les enfants à maturité.

Le Bon Dieu aurait-il mal fait les choses ? Ou y a-t-il quelque part une cause précise vouant à l’échec un processus naturel ? Voire toute une série de causes... La nature est généralement régie par des lois garantissant une certaine harmonie fonctionnelle. Non seulement sur le plan biologique – comme le silence des organes, la coopération des cellules spécialisées, les réflexes d’accommodement de l’œil etc. – mais également sur le plan psychique : les instincts sont programmés d’une manière relativement cohérente. Cela découle directement des lois de l’évolution : des instincts mal organisés conduiraient l’individu ou l’espèce à sa perte.

Le psychisme humain obéit pour une large part à cette harmonie universelle. L’homme est attiré vers la femme et la femme vers l’homme, de manière à garantir la reproduction de l’espèce ; un instinct de nidification pousse les parents à créer un lieu protégé pour y établir la famille ; l’enfant a envie d’apprendre, l’adulte du plaisir à lui faire découvrir le monde ; l’instinct alimentaire lui-même, que l’on tenait pour perdu, est capable de traduire en appétences des besoins très spécifiques ; il existe un instinct de fuite, un instinct de justice, un instinct de solidarité et bien d’autres qui confèrent au psychisme des tendances spontanées utiles à l’individu et au groupe.

On peut dès lors s’étonner que l’espoir de bonheur que l’on place dans le couple soit si mal récompensé. L’aspiration à un bonheur conjugal et familial présente elle aussi les caractéristiques d’un instinct, avec ses représentations préfigurant les situations favorables. Tous les jeunes couples vivent intensément cet idéal du couple parfait. Il s’agit manifestement d’une tendance primordiale, anticipant ses représentations intellectuelles. Bien plus qu’un désir issu du mental ou qu’un réflexe d’imitation, c’est une impulsion qui sort des entrailles une fois dépassés les émois de la puberté.

Selon toute vraisemblance, la nature voudrait que le couple fonctionne harmonieusement. Un amour durable serait la garantie d’une stabilité essentielle d’ici que les enfants sachent être autonomes. Il y a donc de bonnes raisons de penser que son échec est dû à certaines erreurs commises face aux lois naturelles. Pour aller plus loin, il nous faudrait savoir formuler ces lois naturelles. Notre culture ne nous apporte pas grand-chose à ce sujet, sinon des stéréotypes moraux empreints de siècles de religion, qui ne correspondent pas forcément aux contingences naturelles.

La première question qui se pose est de savoir si l’image que nous avons de l’amour est en accord avec les pulsions propres à la nature humaine. D’où provient en fait cette image ? D’une part des schémas que l'éducation nous met en tête, repris pas l'ensemble du discours sur l'amour, des images de couple heureux, de celle que nos parents et amis s'efforcent de nous donner du leur -- tout cela sans garantie d'authenticité. D'autre part de nos propres ressentis. Nous tombons amoureux et sommes pris par un tourbillon de sentiments, d’espoirs intenses de créer quelque chose d’éternel avec l’âme sœur, d’accéder à une félicité transcendante. Mais là aussi, on peut se demander si ces attentes sont faites pour déboucher sur une relation de couple durable, sur la création d’une famille, ou pourquoi pas sur quelque chose d’autre qui échapperait à nos représentations courantes ? Les avatars de la vie de couple plaident pour la seconde possibilité.

Pourtant, cette case-là est vide dans notre édifice culturel. Nous ne savons pas à quoi l’amour pourrait servir fondamentalement, tout particulièrement dans sa dimension sexuelle, sinon à la procréation et, subsidiairement, au plaisir. La lacune apparaît en pleine lumière si l’on prend en compte les amours homosexuelles. À quoi peut donc servir un amour physique entre deux individus du même sexe ? L’histoire nous apprend que l’homosexualité était plus courante qu’on ne veut bien le dire dans la plupart des civilisations, bien que souvent réprimée et donc occultée. Pire encore en matière de sexualité infantile : à quoi peuvent bien conduire les pulsions œdipiennes décrites par la psychanalyse, sinon à la géhenne du refoulement et à la névrose endémique ? -- une interrogation gênante que la morale contemporaine a tout bonnement décidé de mettre sous le boisseau.

C’est là que le message de Bosch est décisif : il apporte une réponse fondamentale à la question de la finalité de l’amour et de la sexualité. Les motifs centraux de son fameux Jardin des Délices ne laissent planer aucun doute : il distingue entre deux formes d’amour, l’un qui conduit à la reproduction, l’autre au développement des facultés extrasensorielles.

Son langage pictural est bien sûr symbolique. Il ne pouvait représenter par l’image des réalités psychiques et métapsychiques aussi complexes qu’en recourant à des figures allégoriques. Nous n’allons pas refaire ici leur analyse, je l’ai proposée en détail dans mon livre « Jardin des Délices : le Secret du Futur ? ou : Le Mystère Jérôme Bosch résolu ».

Juste un mot sur l’aiguillage de départ : au centre du panneau central du triptyque se déploient deux feuilles stylisée d’un chardon en fleur. La feuille inférieure conduit à une moule abritant un couple en pleine copulation, aboutissant à une poche amniotique, symbole manifeste de gestation, enfermant deux futurs parents inquiets. La feuille supérieure mène à une pêche flottante, où trône un couple rayonnant, dispensant à tout un cénacle de bouches affamées une mûre géante, symbole d’accomplissement spirituel.

Notre Saint Valentin distingue-t-elle elle aussi entre deux formes de couple ou d’amour ? Manifestement pas. Pas plus que notre conception de la sexualité ne dépasse les nécessités de la reproduction ou la quête du plaisir. Cette quête hédonique aurait-elle remplacé la quête du Graal ? L’aspect quelque peu dérisoire de la fête des amoureux pourrait bien refléter la perte d’une dimension spirituelle de l’amour, que nous ne savons même plus formuler...