Noël, psychanalyse et jardin des délices

Que reste-t-il de Noël aujourd’hui ?

La fête reste celle de la naissance du Divin Enfant, de l’Amour du prochain, de la Vie Éternelle. Elle le reste formellement. Mais ce qui importe, c’est ce qui en reste dans les consciences.

Le Réveillon, autrefois consacré à la prière, marqué par une orange et une messe de minuit, est depuis quelques décennies devenu prétexte de bonne bouffe. La bûche de Noël, la dinde farcie, le foie gras ont nettement pris le pas, dans la conscience collective, sur la quête de Salut.

Le sapin décoré, quoique emprunté au paganisme, est certes un symbole de Lumière. Le retour de jours plus longs et clairs symbolise l’essor mystérieux de la Vie, pourquoi pas celui de la Vie spirituelle. Bien que, couvert de plus en plus abondamment de guirlandes, de boules de verre, d’épis de Noël et de bougies électriques – si ce n’est de bonbons au chocolat – il fait penser plus à un symbole de consommation qu’à une véritable Illumination.

Il y a certes les cadeaux pour rappeler aux enfants les bienfaits de la Charité chrétienne. Mais ce qui devrait être un don de soi, un témoignage d’amour du prochain, s’est détourné pour célébrer finalement l’unité familiale. De la Sainte Famille ne reste qu’une sanctification de la famille fermée – nucléaire dirait Reich, et selon lui pathogène.

St Nicolas a passé sa hotte au Bon Enfant, grand-père barbu et bardé de rouge arrivant du ciel et descendant par les cheminées, celui-ci s'est maintenant chargé de faire la publicité des grands magasins, aveu à peine déguisé du glissement de la fête spirituelle vers une fête d’hyperconsommation. Tout juste si l’on ose encore, dans les émissions TV du 24 et du 25, parler du Christ et de sa mission sur terre.

Une telle évolution ne s’est pas faite sans raison. Plutôt que d’en déplorer vainement la vanité, je propose d’en rechercher les racines. Tout phénomène peut être rapporté à certaines causes qui le précèdent ou qui l’influencent. C’est là le postulat sur lequel se fonde toute science, en particulier la physique. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les phénomènes psychologiques et sociaux, voire en matière de religion ?

La trivialisation patente des fêtes religieuses peut être mise en rapport avec une perte générale du sens du « sacré ». Cet adjectif est de nos jours difficile à définir. Le CNRTL donne par exemple : « qui appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la divinité et inspirant crainte et respect. Auquel on doit un respect absolu ». Pour le verbe sacrer : « conférer un caractère solennel ».

La difficulté provient aussi du fait qu’on ne sait pas définir la Divinité. Pire que cela, on ne sait plus trop en quoi consiste le divin, s'il s'agit d'une fantasmagorie, ou de quelque chose de fondamental et de bien réel. Les perceptions subtiles d’une réalité supérieure, supramatérielle, ont été noyées dans mille discours théologiques et philosophiques. La foi en le Progrès a subrepticement écrasé la foi en Dieu. L’homme s'est fabriqué un Dieu à son image, et cette image nous confine dans une représentation du « Sacré » qui a perdu son sens premier.

La Bible nous dit que Dieu est Amour : « Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour » (1 Jean 4:8). Que comprenons-nous à ce verset ? Sa célébrité n’a d’égal que l’obscurité de son interprétation. Un mauvais plaisant pourrait déclarer : Dieu est amour, l’amour s’exprime par le sexe, donc Dieu s’exprime par le sexe.

Le syllogisme est plutôt gênant. De quoi provoquer une levée de boucliers. Le malaise qu’il provoque, si l’on tente de l’analyser objectivement, provient du clivage général entre la notion de Dieu et la notion de sexe. Dieu est désexualisé, et le sexe est « dédivinisé », réduit au biologique, si ce n’est diabolisé et culpabilisé. La perplexité que suscite la notion pourtant traditionnelle de "Phallus sacré" pourrait bien être en rapport avec une certaine désacralisation du corps.

La psychanalyse freudienne a certainement contribué à la dégradation de l'image que l'on se fait de l’amour physique. Je n’ai jamais trouvé, dans les innombrables ouvrages de Freud, le mot « amour ». Il nous parle abondamment de pulsions sexuelles, distingue même deux fonctions de la sexualité, l’une visant à la reproduction et l’autre au « gain de plaisir ». Pas un instant le sentiment amoureux n’est pris en compte en soi, ni dans son rapport avec la sexualité. Et, bien sûr, pas trace de spirituel dans tout ça.

Il est vrai qu’au début du XXe, le réductionnisme avait la cote. Les découvertes de la physique et de la chimie avaient profondément marqué les esprits. Il fallait, dans la droite ligne des Lumières, tout ramener à des explications purement matérielles, jeux de particules ou combinaisons de mécanismes élémentaires.

Encore lorsque je suivais les cours de philosophie sur les bancs du lycée (dans les années 50), notre professeur faisait du credo dans le néopositivisme la base de son enseignement. J’ai été moi-même profondément influencé par cette volonté de rigueur intellectuelle : balayer toutes les explications confuses ou gratuites, pour tout ramener à une logique inattaquable et des éléments matériels simples.

Mais petit ennui, une dizaine d’années plus tard : ma femme a commencé à avoir des visions. Et, par comble, ces visions se sont avérées vérifiables. Elles m’ont de plus rappelé certaines sorties de corps que j’avais vécues moi-même dans mon enfance, qui s’étaient aussi vérifiées, en ce sens que les informations que j’avais pu en retirer, totalement imprévisibles, s’étaient rigoureusement confirmées par la suite.

Il a donc fallu que je mette de l’eau dans mon vin et ressorte le paranormal de la poubelle où j’avais fini par l’oublier. Du même coup, s’il existait des phénomènes vérifiables qui échappaient aux explications matérielles et aux perceptions des sens ordinaires, il pouvait exister une dimension supérieure de la réalité, lieu du spirituel ou du transcendant.

Mais pourquoi cette dimension était-elle communément niée ou incomprise, si ce n’est travestie sous toutes sortes d’oripeaux ? C’est là que le message de Bosch nous apporte le chaînon manquant. Il confère à l’adage « Dieu est Amour » une réciproque inattendue : c’est par l’amour que l’on peut accéder à la dimension divine de la réalité. Et tant pis pour les moralistes : par l’amour physique.

Il ne s’agit bien sûr pas de n’importe quelles pratiques amoureuses ou sexuelles. Le Jardin des Délices est là pour nous en enseigner les limites et les règles. Non pas comme le ferait une morale répressive, mais, mieux que le tantrisme, dans le sens de la réhabilitation des lois naturelles de l’amour.

N’est-ce pas Dieu qui a fait la Nature ? Rien d’étonnant donc à ce que les lois de l’amour soient inscrites dans les tréfonds de la nature humaine, même si celle-ci a subi maints travestissements et altérations sous l’égide de la culture. Les instincts fondamentaux sont programmés génétiquement, inaltérables aux tréfonds de l’être, et les pulsions amoureuses humaines dépassent incontestablement les nécessités de la reproduction.

Que nous en dit le Jardin des Délices ? Les clés sont on ne peut plus claires : au centre du panneau central se trouve un couple sur un cheval blanc. Les têtes sont revêtues d’une capuche rouge, qui leur masque la vue. Le cheval blanc symbolise la pureté des instincts. Les deux partenaires se laissent guider par un rameau trilobé rappelant l’arbre de la Connaissance. Ce n’est donc pas la vision ordinaire de l’intellect qui saura les guider dans leur cheminement, mais quelque chose de supérieur, d’ordre gnostique.

Si l’on suit le mouvement du cortège, dont chaque étape nous énumère une leçon supplémentaire, on aboutit à une image qui pourrait paraître dérisoire : une toute jeune chouette perchée sur la longue corne d’une licorne. La licorne était un symbole de phallus sacré. Or, nous trouvons une autre chouette, adulte celle-là, au centre exact du paradis, perchée dans la pupille d’un iris géant : l’oiseau que sait voir dans le noir.

Comment mieux évoquer par l’image qu’il s’agit de clairvoyance, d’une faculté que l’on peut atteindre justement à travers l’amour, pour autant que l’on respecte les nombreuses autres conditions qu’évoquent les différents motifs du tableau ?

Seulement voilà : la forme d’amour dont il est ici question remonte aux origines de notre histoire. À un Paradis qui n’a pas connu la Chute, où l’innocence était reine et l’obéissance aux lois du Créateur la règle. Nous en sommes bien loin, et notre condition est celle que représente le panneau de droite, celui de l’Enfer. Ici, le désir, l’obsession sexuelle, les fausses promesses de la morale et de la culture, le vide existentiel sont maîtres de céans. Ce qui devrait nous conduire à l’accomplissement nous condamne au gibet spirituel.

Cet échec spirituel s’est aujourd’hui institutionnalisé, dans les structures mêmes de la société. Il s’est incarné dans le paradigme réductionniste qui gouverne nos pensées et, par contre-coup, dans les religions dont les vestiges rappellent plutôt une coquille vide. Le processus a déjà commencé dans l’Antiquité. Une époque charnière est celle qui fait passer de Platon, encore conscient de cette fonction sacrée de l’Éros, à Aristote, qui semble n’en avoir jamais entendu parler.

Une autre charnière, plus récente, est apparue avec la médecine, qui a fait du « vice solitaire » la cause d’une interminable série de maladies. Depuis le milieu du XVIIIe, tous les enfants se sont retrouvés culpabilisés par une pulsion parfaitement naturelle, qui est aux racines mêmes de l’Éros sacré. Il n’est resté dès lors qu’une image coupable de la sexualité, venue plus que jamais compromettre le fonctionnement subtil de cet Éros et le développement des facultés extrasensorielles.

Sans ces facultés, il ne reste de la spiritualité naturelle qu’un relent d'auto-suggestion ou de superstition. Théologie et philosophie ont tenté de recoller les pots cassés. Mais la foi dans le matérialisme a pris possession des lieux pour nous confiner dans une représentation du cosmos tronquée de l’essentiel.

Que pouvait devenir une fête comme Noël dans ces conditions ? Se durcir comme une bûche, se farcir de désirs comme on farcit une dinde, et compromettre notre espérance de vie à force de foie gras et autres péchés de gourmandise…

Joyeuses fêtes quand même !


 

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