Bienfaits ou méfaits du christianisme ?

(En réponse à la remarque ci-dessous de Florence Pichon :)

« Dans le chapitre : "La vie sexuelle des sauvages du nord ouest de la Mélanésie", par l’ethnologue Bronislaw Malinowski, il y a un lien vers : "Malinowski et la liberté sexuelle", par Bertrand Pulman, qui est tout de même fort intéressant sur le regard de Malinowski et pas forcément en accord avec la présentation qu'en fait Guy-Claude.
Personnellement, si je partage l'idée d'amélioration de la pulsion au passage à l'alimentation naturelle, au regard de mes lectures ethnographiques et historiques j'ai un peu de mal à considérer que l'amour dans les peuples traditionnels était plus harmonieux qu'à l'ère chrétienne très récente. Je ne parle pas forcément de religion, mais d'influence de cette dernière dans la société dans laquelle nous vivons aujourd'hui, cette dernière en étant de mon point de vue encore largement imprégnée. »


Merci pour votre réaction. Bertrand Pulman représente certes la position des meilleurs ethnologues et sociologues actuels. On ne saurait remettre son autorité en cause. Toutes les connaissances accumulées dans ces disciplines négligent pourtant un point essentiel, à l’instar de ce que fait notre culture occidentale dans son ensemble : le lien fondamental entre amour et métapsychique, avec tout ce qui en découle.

L’un des meilleurs exemples de cette omerta de l'ethnologie sur l'extrasensoriel est peut-être celui de Lévy-Bruhl. Frappé par l’ouverture des « primitifs » à une dimension supérieure, il avait forgé le concept de « participation mystique », soulignant la dichotomie entre mentalité occidentale et mentalité prélogique. Une telle participation n’était pas loin de la notion « d’inconscient collectif » de Jung, dimension transcendante universelle à laquelle chacun a accès notamment par des rêves et des visions. Lévi-Bruhl se vit pourtant obligé de se dédire pour ne pas se faire exclure par ses pairs. Jung n’eut guère plus de succès avec ses notions d’énergie numineuse et d’archétypes, déplorant jusqu'à la fin de sa vie de ne pas avoir été compris même par ses disciples.

Les meilleurs raisonnements ethnologiques restent, du fait de cette occultation généralisée, prisonniers d’un paradigme réductionniste. L'image que se fait la science occidentale des cultures déclarées primitives est privée de leur dimension la plus importante, qui permettrait justement de prendre conscience de ce qui manque à la nôtre. Cette carence affecte aussi bien les travaux de Malinowski que les critiques de Pulman. Soit dit en passant, c’est aussi pour cette raison qu’aucun exégète ne parvient à appréhender le message extraordinaire du Jardin des Délices.

Les données ethnologiques doivent donc être réinterprétées, en ce sens qu’il faut chaque fois se dire : voilà ce que Malinowski rapporte de ce que disent les indigènes, il n’en a rapporté que ce qu’il a « compris », c’est-à-dire ramené à son propre paradigme ; de plus, il en a rapporté ce que les indigènes ont bien voulu lui dire, ce qu’ils estimaient qu’il avait envie ou était capable d’entendre ; ils ne lui ont pas parlé de sujets donc ils percevaient qu’ils auraient choqué un Européen, Britannique de surcroît, ni de sujets qui étaient trop subtils pour qu’il puisse en saisir l’essence.

Ces Primitifs disposaient, à l’insu de l’ethnologue, de facultés extrasensorielles qui les guidaient pour savoir que lui dire, ou comment habiller les faits afin de ne pas s’attirer d’ennuis ou de mépris de la part de l’Homme Blanc. Malinowski n’est resté sur les îles que pendant deux courtes périodes. Il aurait fallu qu’il s’intègre à la vie locale et lâche toutes ses préventions victoriennes pour gagner une véritable confiance des Trobriandais. Qu’il vive une relation amoureuse avec eux et observe directement la réalité, et qu’il s’observe lui-même en se remettant en cause, plutôt que de procéder en tant que savant ethnologue observant des sujets du haut de son piédestal rationaliste.

On retrouve les mêmes biais dans l’analyse qu’en fait M. Pulman : le discours de Malinowski est déchiffré sur la base des stéréotypes occidentaux de la sexualité. L’extrasensoriel est radicalement gommé, même lorsqu’il parle de « magie d’amour ». Dans son discours, pas la moindre place pour le rôle qu’une dimension transcendante pourrait jouer dans le vécu amoureux.

L’image de la relation sexuelle à laquelle il se réfère est centrée sur le coït, alors que celui-ci joue un rôle marginal dans l’Éros sacré. Les relations considérées aujourd’hui comme perverses devaient selon lui être également perverses dans l’esprit des indigènes. Pas un instant il ne tient compte du fait que cette dimension transcendante des relations a nécessairement échappé à Malinowski. Il est donc incapable de réinterpréter ses récits et de reconstruire le vécu réel des Trobriandais.

Cela est particulièrement net lorsqu’il accuse son illustre prédécesseur d’avoir minimisé les tabous régnant dans cette société. Malinowski décrit par exemple l’interdiction pour un mari de se montrer tendre avec sa femme en public, ou pour quiconque de faire allusion à leurs rapports conjugaux. L’interdiction aussi de parler de relations non coïtales, ou pour un frère de s’intéresser aux affaires amoureuses de sa sœur. Il en déduit que cela révélerait autant de tabous sexuels implicites.

Pulman se livre là à de banales projections de notre morale répressive, alors que ces interdits ne concernent que les paroles et non pas les actes. Il ignore cette caractéristique essentielle de l’Éros sacré qui interdit d’intellectualiser le vécu afin de respecter le métabolisme subtil des énergies métapsychiques. Il ignore aussi qu’une sexualité coïtale répétitive éveille des sentiments de culpabilité (largement refoulés dans notre culture) expliquant la gêne des Trobriandais. Il ne tient pas compte du fait que ces derniers ne pouvaient pas parler librement de pulsions polymorphes, que leur interlocuteur aurait considérées comme autant de perversions méprisables.

Bref, le rapport de Malinowski reste intéressant, mais dans l’unique perspective d’une reconstitution de la réalité à partir de matériaux faussés deux fois : un fois par les Trobriandais qui ont ajusté leur discours aux oreilles victoriennes de l’ethnologue, et une seconde fois par le cerveau de l’ethnologue qui en a fait une décoction en fonction de ses propres capacités d’assimilation.

Les critiques de M. Pulman ne manquent pas d’intérêt non plus, mais dans le sens qu’elles illustrent les malentendus qui peuvent surgir entre deux cultures incompatibles, fondées l’une sur la réalité de l’extrasensoriel et de la fonction transcendante de l’amour, l’autre sur la perte ou la négation de cette dimension subtile avec l’image de la sexualité qui s’ensuit, ramenée à une affaire de plaisir, de tendresse, de reproduction, et bordée de perversion, de viol et de pédophilie.

Quant à l’effet que la christianisation a pu avoir sur notre culture à cet égard, je crains bien qu’on s’en fasse une image trop optimiste. Les représentations courantes des cultures anciennes et païennes ne correspondent de loin pas à la réalité. Elles découlent du reflet caricatural qu’en ont donné d’abord les chroniqueurs romains pour justifier les exactions commises contre ces peuples et se conforter dans leur propre culture latine (ou se faire bien voir de leur empereur). Puis les chroniqueurs chrétiens, inféodés à une morale qui est justement résultée de la perte de toute fonction sacrée de l’amour.

Cette morale chrétienne, qui traverse encore en profondeur notre pensée laïque et scientifique, pose certes quelques limites qui permettent d’éviter des conduites choquantes ou traumatisantes, mais elle écrase dans l’œuf la dimension transcendante de l’amour physique. Elle nous empêche de prendre conscience des lois naturelles de la sexualité, soit qu’elle en salisse certains aspects, les soumette à divers interdits, ou impose des schémas de comportement qui font précisément échouer toute fonction métapsychique.

C’est largement le cas pour le sacre du mariage dont l’hypocrisie apparaît aujourd’hui plus clairement que jamais. Personne n’est encore conscient que la sexualité conjugale, dont Bosch dépeint parfaitement les effets délétères dans son « Char de foin », détruit la dimension transcendante de l’amour. Les conjoints ne comprennent pas d’où srugit l’agressivité croissante qu’ils ressentent contre le partenaire, alors que ces pulsions, souvent irrépressibles, tentent de dénoncer la tragique confusion entre leurs espoirs inconscients de félicité et d’ouverture métapsychique, et la relation de type reproductionnel, stérile en énergie, où les enferme la morale.

Toute notre société en porte les stigmates comme l’illustre le cortège du panneau central, partant des allures grandiloquentes des dignitaires du pouvoir et de la religion, pape et empereur, pour se décliner dans une violence croissante faite de vol et de meurtre, sous l’égide de la famille idéale, juchée sur ses biens matériels que représente le foin. Puis les protagonistes se muent en démons obsédés de sexe, pour arriver en enfer, aveuglés par les fausses promesses de métamorphoses de l'âme (les fausses ailes de papillon) et par la rigidité intellectuelle (les casques). Ils ne trouvent en guise d’Au-delà qu’une tour creuse construite d'autant de briques qu'ils ont eu de vains orgasmes.

C’est aussi sous l’influence de cette morale que s’est développé le concept d’amour du prochain, un amour désexualisé censé surpasser en transcendance l’amour sexuel. Autant le fait de savoir se mettre à la place de l’autre est favorable à l’harmonie sociale, autant le fait de distinguer entre deux formes d’amour risque d’induire les esprits en erreur. Du coup, l’amour sexuel paraît inférieur, plus proche de l’animalité et traversé de culpabilité, et l’amour chaste plus proche de la volonté divine. D'où le mythe fabriqué de toute pièce de l'amour platonique – alors que Platon expose au contraire les bienfaits irremplaçables de l'Éros uranien.

Le malentendu porte sur la notion même de chasteté, que l’on confond avec continence, c’est-à-dire avec un interdit sexuel complet. À l’origine, la chasteté désignait une sexualité obéissant à certaines règles, dont le contenu semble s’être perdu au cours de l’histoire. Ces règles étaient manifestement celles de l’Éros sacré, dont la disparition explique qu’on les ait confondues avec un interdit sexuel global. Il en est résulté une culpabilité pour tout ce qui est du corps, doublée d’un culte du voeu de chasteté dont Bosch détaille cruellement les conséquences pathogènes dans son triptyque « Les tentations de St Antoine ».

Tous ces avatars ont pour effet que nous sommes enfermés dans un paradigme où ne reste aucune place ni pour l’extrasensoriel ni pour l'essentiel de l'amour. Si l’on considère la fonction métapsychique de la sexualité comme un épiphénomène sans importance, on peut avoir l’impression que le judéo-christianisme ait, au fil des siècles, amélioré la situation de l’individu dans la société.

En revanche, si l’on saisit l’importance que cet Éros sacré peut avoir en assurant l’accès à l’extrasensoriel, et l’importance de l’extrasensoriel dans le destin de l’individu, dans ses relations sociales, dans ses choix, dans son accomplissement spirituel, jusque dans la structuration de la société elle-même, le bilan du paradigme judéochrétien tient plutôt d'une catastrophe générale. Notre siècle voit se déployer ses conséquences ultimes dans le surinvestissement de la matière, la société de consommation et la catastrophe écologique.

Pourtant, la Genèse, point de départ de la morale judéochrétienne, nous met en garde depuis des milliers d'années contre la perte de l’Éros sacré. La Chute représente clairement l'égarement de la sexualité dans une recherche de plaisir, débouchant sur la prolifération de l’espèce, le fameux « Croissez et multipliez », assorti de toutes les malédictions divines. C’est par exemple la perte de cette dimension supérieure de l’amour et de la capacité d’émerveillement dont il devrait être la source, qui nous fait ressentir le travail comme une torture : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». L'échec de la sexualité quant à son but spirituel génère frustration et obsession : « La convoitise te poussera vers ton mari ». La perte de l’extrasensoriel compromet encore plus gravement notre accomplissement spirituel naturel : « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière ».

Étonnamment, le même texte met cette chute fatale en rapport avec l’alimentation : « Tu mangeras l’herbe des champs ». Des milliers d’années plus tard, on constate que les céréales, au premier chef le blé, sont devenues la base de l’alimentation occidentale et qu’elles contiennent du gluten, un excitant qui perturbe effectivement le comportement sexuel et compromet l’Éros originel. La tendance à la douleur liée à cette alimentation traditionnelle est annoncée : « Tu enfanteras dans la douleur », sachant que les accouchements se déroulent quasiment sans douleur avec une alimentation naturelle…

Tout l’Ancien Testament nous livre, sous forme mi-historique mi-mythologique, le scénario du devenir d’une humanité issue de la Chute originelle. Pérégrinations, prophéties, tables de la loi, interdits sexuels (Moïse), maladies (Job), quête du bonheur dans la matière (Veau d’Or, Pays de Canaan), incapacité de reconnaître le Messie tant attendu… N’est-ce pas là le tableau sans fard du devenir de notre société ?

Le refoulement de l'œdipe, véritable noeud gordien de notre culture, se compte lui aussi dans ce triste bilan. C'est en effet la perte de l'Éros sacré qui a conduit les moralistes et médecins du XVIIIe siècle à lancer une campagne draconienne contre la sexualité infantile. Il faut donc ajouter aux malédictions bibliques l'évolution vers une névrose endémique avec toutes les souffrances de l'individu et tous les conflits de société qui en découlent.

Difficile, à la lumière des fléaux qui marquent notre civilisation, de parler d’effets bénéfiques de la culture judéo-chrétienne. L’Occident est plutôt l’exemple d’une aliénation sans précédent des valeurs originelles, menant l’humanité à sa perte, à la perte de son biotope, à la perte de l’amour et de sa mission spirituelle.

Il manque malheureusement une contre-expérience permettant d’augurer le devenir d’une société fondée sur le respect des lois naturelles. Une noble tâche qui pourrait être la nôtre.