Amour platonique ou Éros platonicien ?

Socrate à gauche, Platon au centre, Aristote à droite.

Un Aristote épris de rationalisme, les sculpteurs ont-ils su dans un élan d'inspiration, représenter l'état intérieur de leur modèle ?

 

Le bruit court et on l’enseigne dans les écoles : Platon aurait préconisé la chasteté. C’est-à-dire que la forme d’Éros dont il se faisait le chantre aurait exclu toute sexualité. J’y ai cru longtemps pour l’avoir entendu dans les cours de philo, et simplement à cause de l’expression aujourd’hui courante : « amour platonique », qui désigne manifestement un amour sans sexe. Le CNRTL le confirme : amour qui exclut les relations charnelles. Le Robert également : sans rien de charnel, chaste.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je commençai à lire le Banquet et le Phèdre dans le texte grec. Je dus constater que les traductions des exégètes les plus connus sont victimes d’un incroyable glissement sémantique. Le concept « d’Essence », par exemple, que Platon caractérise pourtant avec soin, est traduit par le mot « Idée ». Or, les Essences sont des vérités ou des beautés éternelles, nourriture des Dieux et des âmes bien nées. Rien à voir avec ce que nous entendons par idées, simples schémas de pensée qui peuvent être en accord ou non avec la vérité et n’ont rien de divin.

Une idée peut être juste ou fausse, bonne ou mauvaise, gentille ou méchante, constructive ou destructrice. Les Essences sont par nature les modèles transcendants, proprement cosmiques, du beau, du bon et du bien. On imagine la confusion dans les esprits des étudiants lorsque leurs profs de philo les égarent ainsi, déjà au niveau du concept le plus fondamental de cette philosophie. Tout ce qu’ils liront de Platon leur paraîtra relever d’une métaphysique naïve, d’une analyse balbutiante de la réalité, y compris les cours eux-mêmes. Creux et ennuyeux.

De même lorsqu’on nous enseigne une prétendue différence entre les Essences et les Archétypes. Les différences en question ne tiennent qu’à des détails de langage, les premières appartenant au discours de Platon, les seconds à celui de Carl Gustav Jung. Si l’on tente de voir ce qui se cache réellement derrière les mots, on s’aperçoit bien vite qu’il s’agit des mêmes entités. Mais justement, il faut pour cela avoir perçu des Essences ou des Archétypes, et cela ne peut se faire qu’ à travers la perception extrasensorielle : intuition authentique, ou mieux, kundalini et facultés métapsychiques, pour saisir vraiment de quoi il s’agit. Facultés rarement présentes chez les universitaires, pour la plupart confinés dans leurs approches intellectuelles.

Jung tente de situer la notion d’Archétype en alléguant une analogie avec les instincts : ils déclenchent à la fois une pensée et une émotion. Les instincts se manifestent en effet par des fantasmes alimentant la pensée et par des pulsions engageant les sentiments. Les Archtétypes se manifestent par des symboles, auxquelles répondent des pensées, et par des motions affectives poussant à une transformation intérieure. La comparaison est boiteuse, car ces processus ne se déroulent pas sur le même plan. Les énergies qui alimentent les instincts physiques (libido) sont ressenties comme inférieures à celles dont relèvent les Archétypes (énergies métapsychiques ou "numineuses"). Les premières doivent en principe obéir aux secondes.

On perçoit un Archétype d’une part à travers certains symboles, qui peuvent varier suivant les circonstances et suivant le matériel présent dans le cerveau, et en même temps sous forme d’une émotion extatique, assez analogue à la magie amoureuse, ou à la sensation de transe. Les symboles en question sont de plus toujours porteurs d’une signification existentielle, en rapport avec le destin des protagonistes. Ils constituent des repères de vérité, tout en exigeant un travail intérieur garantissant l’évolution de la conscience. C’est en quoi on peut les décrire comme une nourriture de l’âme, et les rapporter aux Essences.

On trouve le même genre de décalage dans les interprétations des exégètes concernant l’Éros. Platon distingue clairement, dans le Banquet, entre deux formes d’Éros : un Éros Uranien, ou Céleste (Ouranos étant le Dieu du ciel) et un Éros Pandémien ou Vulgaire (pan dêmos renvoyant au gros de la foule). Jamais, dans ce dialogue ni dans le Phèdre, il ne dit que le premier exclurait le sexe. La chasteté que lui prêtent les interprètes n’est autre qu’une projection de la morale répressive des derniers siècles, conséquence directe du matérialisme que nous ont imposé les philosophes des Lumières.

Platon affirme, par la bouche de Pausanias, philosophe respecté de l’époque, que l’Éros uranien est strictement homosexuel et exempt de recherche de plaisir (et non exempt de plaisir, attention à la nuance), alors qu’il range dans l’Éros pandémien à la fois l’hétérosexualité, et une forme inférieure d'homosexualité, ne visant qu’au plaisir. Il dit clairement son mépris pour le second, alors qu’il confère au premier un rôle essentiel en matière d’évolution de l’âme. Mais jamais il ne fait mention d’un interdit sexuel. Les mots mêmes qu’il utilise démontrent qu’il peut y avoir réalisation sexuelle. Il écrit par exemple : « lorsque l’éromène se rend au désir de l’éraste ». Que pourrait bien représenter le verbe réfléchi « se rendre » si ce n’est, dans notre langage moderne, céder, dans un sens sexuel.

Encore plus précis est le dernier épisode du Banquet. Alcibiade, encore jeune, et pris de vin, avoue à l’assemblée comment il s’est fait éconduire par Socrate. Il proposait au grand sage d’échanger sa beauté contre une part de sagesse pour obtenir ses faveurs. Il décrit comment Socrate, bien que l’acceptant sous sa couverture, resta plusieurs nuits insensible à ses avances. Les exégètes chrétiens en ont déduit, ou plutôt en ont induit que Socrate rejetait toutes les avances, et que donc l’amour qu’il prônait était dénué de sexe. Ils n’ont simplement pas pris en compte une réplique essentielle de celui-ci : « c’est donc un marchandage que tu me proposes là... », objecte-t-il à Alcibiade.

Platon nous livre là la clé du message : une manière très habile et délicate de montrer que l’Éros uranien n’est pas compatible avec le calcul. Les Tantristes parlent d’a-penser. Il faut en effet faire taire l’Ego et donner toute sa place à la magie amoureuse, à l’ouverture de la conscience à la transcendance, si l’on veut que l’amour atteigne son but métapsychique. Il s’agit en gros du même état intérieur que celui qui favorise l’émergence de la Kundalinî. Tout investissement dans une intellectualisation bloque ces processus subtils.

Les exégètes, faute d’expérience intime de ces phénomènes, n’ont pas compris le mobile du refus de Socrate. Dans notre culture, l’amour se déroule sur le mode de la séduction, voire de la proposition. Automatiquement, ils ont conclu de manière générale que Socrate refusait toute sexualité, et que Platon la condamnait par sa bouche. Alors qu'il condamnait la séduction et le calcul.

Ils n’ont pas non plus tenu compte du fait qu’Alcibiade avait une réputation douteuse à Athènes, étant passé du côté des Spartiates, leurs ennemis jurés. Si Platon l’a choisi pour jouer le rôle du jeune éconduit atteint dans son orgueil, c’est sans doute pour montrer que cet Éros n’est pas à la portée des âmes de bas niveau, et non pour faire état d’une règle générale.

Le stéréotype d’un principe de chasteté soi-disant professé par Platon a trouvé une fausse confirmation dans son Livre des Lois : ouvrage posthume qui lui a été attribué par certains hellénistes, dans lequel on découvre la cruelle parodie d'une société construite sur in mode non philosophique, c’est-à-dire dans l’ignorance des mystères de l’Éros sacré. D'une société à laquelle il ne reste, faute d’accès aux Essences, que le formalisme des lois pour déterminer les conduites. Dans le jargon méta, on parlerait de société « débranchée » : absence de la dimension transcendante de l’amour, perte de l’extrasensoriel, chute dans le matérialisme. Il faut alors des lois pour réguler des comportements qui ne sont plus régulés de l’intérieur.

Le Livre des Lois condamne la sodomie. La question se pose alors de savoir s’il la condamne de manière générale, ou tente au contraire de montrer qu’elle n’a plus de fonction dans une société qui a perdu de vue l’Éros sacré. Difficile d’y voir clair sous l’influence du paradigme dominant, il faut faire abstraction de tout préjugé et raisonner en toute objectivité.

Cet ouvrage est écrit dans un style très différent des nombreux dialogues de Platon. Il n’est pas présenté sous forme dialectique et ne constitue pas une démonstration, mais plutôt une énumération à peine argumentée de différents interdits. Des prises de positions tout à fait caricaturales par rapport à l’esprit du philosophe, qui font penser beaucoup plus à la morale occidentale de la fin du Moyen Âge.

Alors : ou bien Platon était à bout de souffle, démotivé par le peu de succès concrets remportés par son enseignement, et se cantonnait dans un discours piètrement juriste ; ou bien il renvoyait à ses contemporains une caricature de la société athénienne pour les persifler ; ou troisième possibilité : ce livret aurait été écrit par un disciple qui n’aurait rien compris aux préceptes de son maître (Xénophon, même Aristote étaient eux-mêmes dans ce cas). Certains exégètes pensent en effet qu’il s’agit non pas d’écrits du maître lui-même, mais de notes prises par un de ses disciples et qui lui auraient été attribuées par erreur après sa mort.

Cette troisième hypothèse est la plus vraisemblable. La rupture est trop franche avec les œuvres authentiques. L’enseignement de Platon semble avoir été mal compris déjà de son temps. Il suffit de lire « Le Banquet » de Xénophon : pas trace des subtilités ni de la profondeur que l’on trouve dans le texte du maître. Même chez Aristote, dont le génie est incontestable, la part de l’enseignement de Platon qui concerne l’Éros et sa fonction transcendante n’est simplement pas abordé. Autant les connaissances, les classifications et les théories explicatives peuvent justifier le succès de l’aristotélisme, fondement de toute la scolastique jusqu’aux Lumières, autant son silence sur tout ce qui concerne l’amour et ses prolongements extrasensoriels est frappant. Le célèbre disciple n’a apparemment compris et développé que la partie de l’enseignement du maître qui ne fait pas appel à la dimension métapsychique.

Quoi qu'il en soit, ce que Platon écrit dans Le Banquet et dans le Phèdre conserve toute sa valeur : il condamne une forme d’amour basée sur la recherche délibérée de plaisir, sur le calcul, sur le seul corps. Il encense l’Éros uranien, en tant que voie primordiale de l’évolution de l’âme, sans en exclure le corps pour autant.

Le fait qu’il n’insiste pas sur la réalisation sexuelle s’explique par deux faits essentiels : à l’époque, la morale n’était de loin pas répressive comme elle l’est de nos jours, il n’était donc pas nécessaire de décrire les détails de la relation amoureuse dans le but les dédouaner (on note le même tableau à propos de la masturbation : bien que courante dans l’Antiquité, elle n’était que très rarement mentionnée, on n'en parle qu'à partir de sa culpabilisation par Tissot et ses émules au XVIIIe). Et surtout : décrire de tels détails présente le grave inconvénient de situer d'emblée les choses sur le plan de l’intellect ou du désir charnel, et donc de condamner dans l’œuf toute éclosion de l’Éros sacré.

On trouve en fait les mêmes précautions chez Jérôme Bosch : ses personnages rayonnent l’innocence et la spontanéité, les conduites sont manifestement érotiques, mais rien n’est représenté d’une manière directe qui pourrait inciter le spectateur à intellectualiser le vécu sexuel, par exemple à lui faire élaborer des règles de comportement ou des interdits sexuels. Cette savante protection par le symbole a malheureusement eu un effet négatif : encore cinq cents ans après sa création, son Jardin des Délices est resté impénétrable et n’a pour principal effet que des défilés de touristes au Prado et des kyrielles de publications aussi stériles les unes que les autres.

Espérons que les textes de Platon seront un jour mieux compris...